JE 2025 » Faire parler les silences «
La journée d’études 2025 de l’Ecole doctorale d’Histoire moderne et contemporaine de Sorbonne Université aura lieu le *3 mai 2025* et portera sur la thématique suivante : * »Faire parler les silences. Pratiques sociales, usages politiques et interprétations des non-dits. »*
Elle est structurée autour de trois axes : une histoire des pratiques du silence ; comment dépasser les « silences » des sources ; le silence en tant que volonté politique.
Alors que le « silence des archives » est un sujet régulièrement débattu dans les manifestations scientifiques en France et à l’étranger car il représente un enjeu que rencontre tout historien ou historienne au cours de sa carrière, l’idée de cette journée est d’amener de jeunes chercheurs et chercheuses à réfléchir autour de cette notion de manière générale, autant en tant qu’objet méthodologique qu’en tant qu’objet historique. De nos jours, le silence est habituellement – et simplement – défini comme le pendant du bruit : il est une « absence » de celui-ci. Pourtant, pour les sociétés plus anciennes, le silence est un mode de communication à part entière : c’est, tout d’abord, selon le Dictionnaire de l’Académie française, « le fait de se taire, de ne prononcer aucune parole ». Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales en donne deux sens supplémentaires : le silence comme moyen d’expression (le « fait de laisser entendre sa pensée, ses sentiments, sans les exprimer formellement »), mais aussi le « fait de ne pas vouloir ou de ne pas pouvoir exprimer sa pensée, ses sentiments ». Volontaire, imposé, intégré, subi, ritualisé : du « vœu de silence » à la censure d’État, le silence est pluriel et devient révélateur d’une myriade de pratiques sociales et politiques et de leurs évolutions au cours des siècles. Il est un mode de communication en lui-même, mais se fait aussi l’écrin d’autres formes de langages. Présent de manière récurrente dans les sources, il est le reflet des choix et des croyances de celui ou de celle qui le produit. Or, ne pas tout verbaliser, c’est aussi, parfois, témoigner de l’ordinaire. Si la notion de « silence » est particulièrement en vogue dans des disciplines telles que la littérature, les études linguistiques ou la sociologie – comme en témoigne l’organisation récente de plusieurs journées d’études autour de ce sujet (à l’ENS Lyon en 2021 et en 2023, à Sorbonne Université et à Sorbonne Nouvelle en 2023, à l’Université d’Orléans en 2023 et 2024 pour n’en citer que quelques-unes) – la thématique connaît également un intérêt renouvelé dans le champ historique ces dernières années. La parution en 2016 de l’ouvrage d’Alain Corbin (Une histoire du silence, de la Renaissance à nos jours) en est sans doute l’exemple le plus célèbre. Toutefois, l’idée n’est pas nouvelle : dès 1970, Hubert Gerbeau se penche sur la question dans son ouvrage Les esclaves noirs : pour une histoire du silence, paru aux éditions André Balland. En 1995, Alain Corbin y réfléchit de manière plus générale dans l’ « Invitation à une histoire du silence », contribution à l’ouvrage dirigé par Brigitte Maillard, Foi, fidélité, amitié en Europe à la période moderne. Mélanges offerts à Robert Sauzet. Par ailleurs, dans les années 1990, avant d’être traitée pour son aspect culturel, la notion de « silence » est abordée au sein des débats entre histoire et enjeux de mémoire [R. Frank, 1992]. L’histoire des femmes et du genre s’y intéresse également, en France [M. Perrot, 1998], et aux États-Unis [R. L. Greaves, 1985]. Enfin, l’utilisation politique du silence est étudiée par l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot dans son ouvrage Silencing the Past: Power and Production of History (1995). Ces travaux ont été le point de départ de réflexions variées, menées autour des enjeux que peuvent incarner les silences dans la discipline historique. En effet, aujourd’hui, en histoire, la notion de « silence » est pensée au pluriel, et dans de nombreux champs historiographiques : de l’histoire sociale et culturelle à l’histoire du temps présent ; de l’histoire du genre à l’histoire religieuse en passant par l’histoire coloniale… Le silence est à la fois partout et nulle part, et c’est aussi ce questionnement méthodologique que cette journée d’étude ambitionne de soulever : ces « silences des archives » [archival silences, M. S. Moss, D. Thomas, 2021] existent-ils réellement ? Comment, en tant qu’historien et historienne, peut-on s’en saisir pour reconstruire l’Histoire ?
À travers cette journée d’étude, nous voudrions ainsi démontrer, à la suite de Robert Franck que « le silence n’est […] pas nécessairement oubli » ou obstacle, et qu’il constitue pour l’historien un outil de compréhension des mentalités et du fonctionnement des sociétés modernes et contemporaines. Pour ce faire, trois axes d’études sont envisagés :
Axe 1 : Pratiquer le silence
Le silence est une pratique rituelle importante dans la vie religieuse dès l’Antiquité. Elle se développe dans la plupart des religions : judaïsme, bouddhisme, hindouisme. Au Moyen Âge, le silence est imposé comme une règle dans les communautés monastiques, notamment à partir de la rédaction de la règle de saint Benoît en 530. Le chapitre six explique l’importance du silence comme moyen de lutter contre le péché [D.-O. Hurel, 2019]. La diffusion de la règle, et son adoption par différents ordres religieux en font par la suite un mode d’élévation spirituelle et une preuve de la rigueur dans l’observance des règles par les individus. La pratique des voeux de silence, qui sont observés avec plus ou moins de souplesse dans certaines communautés, a été l’objet de nombreuses études, notamment au sein des couvents féminins [A. Roullet, 2002].
Outre la sphère religieuse, le monde laïque est également empreint de silence(s) de la Renaissance au XXIe siècle [A. Corbin, 1995]. Il faut ainsi envisager le silence à la fois comme une pratique qui marque les individus, mais plus largement comme un objet qui imprègne certains espaces (monastères, églises, bibliothèques, forteresses…) La temporalité du silence n’est pas à négliger : l’alternance entre des périodes de silence choisies ou imposées avec des périodes de célébration bruyante nous invite à réfléchir à ces contrastes qui rythment la vie sociale. Par conséquent, il régit en partie les relations entre individus avec le poids du non-dit et les accords tacites. L’organisation sociale est également marquée par les silences avec l’exemple de la formation de « communautés taisibles » [Y. Crebouw, 1994], où la vie commune ou les accords professionnels ne sont pas formellement écrits. L’éducation en fait aussi un enjeu d’apprentissage [Jean-Noël Luc, 1994]. Il fait ainsi partie intégrante de modes de communication tel que le langage des signes codifié, utilisé par les personnes sourdes et muettes, dont l’histoire remonte à Charles Michel de l’Épée au XVIIIe siècle en France [P. Bourgalais, 2015].
Le rapport au silence s’inscrit également dans l’histoire des sensibilités et de l’environnement. En effet, les représentations du silence peuvent l’associer à la nature [A. Corbin, 2016], dans un contexte aux XIXe et XXe siècles, où le rapport au silence change profondément en raison du processus d’industrialisation. La pollution sonore, liée à la circulation et à l’activité industrielle, devient ainsi un enjeu [T. Loubes, 2021 ; C. Granger, 2014].
Axe 2 : Dépasser les silences
Comment dépasser les silences de l’histoire ? Dans les années 1960, les historiennes et historiens ont adopté une approche « par le bas » pour étudier les classes populaires et ouvrières [E. Thompson, 1963 ; E. Hobsbawm, 1969], ce qui a permis de mettre en lumière des acteurs et actrices jusque-là invisibilisés, marginalisés ou réduits au silence. Cet intérêt renouvelé pour des catégories sociales peu représentées ou oubliées a étoffé une historiographie dont les travaux pionniers sur l’histoire des femmes [M. Perrot], des subalternes [R. Guha], et des immigrés [G. Noiriel] ont donné une place à celles et ceux considérés comme sans-voix.Combler ces silences implique alors de changer de regard et redonner la parole aux oubliés et aux victimes de l’histoire [J. Foa, 2021], loin du vacarme des vainqueurs. Pour les historiens et historiennes, il s’agit de partir à la recherche des rares empreintes laissées par ces individus dans les archives publiques ou privées. Comment reconstruire l’histoire des individus ou des groupes qui ne sont documentés que par des sources indirectes ? Il apparaît crucial d’interroger les contextes de production de ces sources indirectes. Les archives judiciaires et autres documents produits sous la contrainte offrent ainsi une abondance de sources sur des groupes difficilement appréhendables autrement. Ces documents doivent être lus « contre le grain », en reconnaissant les biais introduits par le cadre autoritaire de leur production. Cette démarche a ainsi permis de faire émerger les paroles oubliées du meunier Domenico Scandella [C. Ginzburg, 1976], de l’esclave Páscoa Vieira [C. De Castelnau-L’Estoile, 2019] et du petit peuple parisien [A. Farge, 1986], révélant ainsi des aspects méconnus de l’histoire sociale. En contraste, certaines traces, rares mais authentiques, telles que les archives privées, les photographies, les objets, les journaux intimes, et pour les périodes plus récentes, l’histoire orale, offrent une perspective précieuse et plus spontanée sur le passé. Les défis posés pour écrire une histoire de ces silences engagent une réflexion sur les pratiques de l’historien. Le recours à la biographie, l’élaboration de la micro-storia, l’attention portée aux représentations, l’ouverture à la transdisciplinarité ainsi que l’apport des nouvelles technologies sont autant de possibilités pour enrichir les pratiques historiques.
Les silences des sources concernent également des objets d’études : quelles sont les traces du quotidien ? Comment conserve-t-on l’intime ? Quel fil suivre pour dévoiler les secrets ? Que faire de ces objets que les contemporains eux-mêmes ont choisi de garder sous silence par pudeur, tabou, peur ou désintérêt ? Il s’agit alors d’écouter l’inaudible, révéler l’indicible et parfois l’inavouable. Aujourd’hui, chercheuses et chercheurs n’hésitent plus à franchir les portes des chambres à coucher [A. Limbada, 2023], à faire entendre des témoignages longtemps occultés [AC.Ambroise-Rendu, 2014] ou à s’emparer de la violence [A.-E. Demartini, 2017]. De nouveaux champs historiographiques explorent des objets et sujets qui n’ont pas de voix par définition. L’être humain n’est plus au cœur de toutes démarches historiques ; ainsi, l’apport des animal studies [E. Baratay, 2012] ou des environmental studies [F. Locher et J.-B. Fressoz, 2020] interroge un nécessaire décentrement des méthodes, écho des questionnements soulevés par une nouvelle génération d’historiens et d’historiennes.
Axe 3 : Réduire au silence
Objet de l’enquête historique, le silence peut aussi être étudié comme une fin, comme l’aboutissement d’une action volontaire qui vise à créer le silence, ou plus spécifiquement à réduire un antagoniste au silence. Si les travaux de Pierre Bourdieu ont démontré la dimension agonistique des processus qui régissent l’accès à la parole publique [P. Bourdieu, 1982], nous souhaitons plus largement interroger dans une perspective historique les dispositifs politiques et sociaux qui visent à produire du silence. L’histoire des politiques de la censure, associées à des contextes spécifiques [O. Forcade, 2016] ou comprises comme éléments de transformations politiques au long cours [L. Catteeuw, 2013] font partie des manifestations les plus claires de tels dispositifs. Des formes plus subreptices de réduction au silence doivent aussi être étudiées, en tirant partie de la notion de silenciation proposée par Michel-Rolph Trouillot en 1995, qui permet de mettre en exergue les espaces de silence sur lesquels se base la construction des récits mémoriels. Le rapport entre silence, mémoire collective [A. Leizaola, 2007] et individuelle [Vercors, 1967], est donc au cœur des interrogations que nous souhaitons susciter. Le choix individuel du silence dans un contexte politique peut en effet être analysé comme une stratégie, visant à tirer parti d’une contrainte, ou à cultiver un ethos d’impassibilité. La médiatisation des silences, ou le silence politique dans le cadre des médias audiovisuels sont également des éléments d’une politique du silence [D. Barbet, J.P. Honoré, 2013]. Les silences historiens ne sont pas exempts du champ de l’enquête, qui ne peut se lancer qu’avec profit dans la voie ouverte par François Azouvi en 2015. En remettant en question l’idée, avancée par l’historiographie des années 1980, d’un silence autour du génocide juif jusqu’aux années 1980, Azouvi montre que les processus mémoriels n’ont pas l’exclusivité de la fabrique du silence ; certains silences sont construits a posteriori par la prose scientifique, selon des processus qui peuvent eux-même faire l’objet d’études historiennes fécondes.
Modalités de soumission des propositions
Les propositions (rédigées en français, éventuellement en anglais, de 2.000 caractères maximum, espaces compris) et une notice autobiographique sont à envoyer avant le 31 janvier 2025 par courriel à l’adresse suivante : doctorants.ed2@gmail.com
Après la journée d’étude, les communications feront l’objet d’une publication dans un numéro spécial de la revue électronique Enquêtes.
Comité d’organisation et scientifique
Baptistine AIRIAU-BOMONT, Marie-Ange CANVILLE, Arthur DELACQUIS, Virginie FAYSELER, Raphaël LAVIE, Julien MUET, Mamoudou NDIADE, Jupiter OGUI, Marie RIGAUDEAU, Louise SALAÜN
Elle est structurée autour de trois axes : une histoire des pratiques du silence ; comment dépasser les « silences » des sources ; le silence en tant que volonté politique.
Alors que le « silence des archives » est un sujet régulièrement débattu dans les manifestations scientifiques en France et à l’étranger car il représente un enjeu que rencontre tout historien ou historienne au cours de sa carrière, l’idée de cette journée est d’amener de jeunes chercheurs et chercheuses à réfléchir autour de cette notion de manière générale, autant en tant qu’objet méthodologique qu’en tant qu’objet historique. De nos jours, le silence est habituellement – et simplement – défini comme le pendant du bruit : il est une « absence » de celui-ci. Pourtant, pour les sociétés plus anciennes, le silence est un mode de communication à part entière : c’est, tout d’abord, selon le Dictionnaire de l’Académie française, « le fait de se taire, de ne prononcer aucune parole ». Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales en donne deux sens supplémentaires : le silence comme moyen d’expression (le « fait de laisser entendre sa pensée, ses sentiments, sans les exprimer formellement »), mais aussi le « fait de ne pas vouloir ou de ne pas pouvoir exprimer sa pensée, ses sentiments ». Volontaire, imposé, intégré, subi, ritualisé : du « vœu de silence » à la censure d’État, le silence est pluriel et devient révélateur d’une myriade de pratiques sociales et politiques et de leurs évolutions au cours des siècles. Il est un mode de communication en lui-même, mais se fait aussi l’écrin d’autres formes de langages. Présent de manière récurrente dans les sources, il est le reflet des choix et des croyances de celui ou de celle qui le produit. Or, ne pas tout verbaliser, c’est aussi, parfois, témoigner de l’ordinaire. Si la notion de « silence » est particulièrement en vogue dans des disciplines telles que la littérature, les études linguistiques ou la sociologie – comme en témoigne l’organisation récente de plusieurs journées d’études autour de ce sujet (à l’ENS Lyon en 2021 et en 2023, à Sorbonne Université et à Sorbonne Nouvelle en 2023, à l’Université d’Orléans en 2023 et 2024 pour n’en citer que quelques-unes) – la thématique connaît également un intérêt renouvelé dans le champ historique ces dernières années. La parution en 2016 de l’ouvrage d’Alain Corbin (Une histoire du silence, de la Renaissance à nos jours) en est sans doute l’exemple le plus célèbre. Toutefois, l’idée n’est pas nouvelle : dès 1970, Hubert Gerbeau se penche sur la question dans son ouvrage Les esclaves noirs : pour une histoire du silence, paru aux éditions André Balland. En 1995, Alain Corbin y réfléchit de manière plus générale dans l’ « Invitation à une histoire du silence », contribution à l’ouvrage dirigé par Brigitte Maillard, Foi, fidélité, amitié en Europe à la période moderne. Mélanges offerts à Robert Sauzet. Par ailleurs, dans les années 1990, avant d’être traitée pour son aspect culturel, la notion de « silence » est abordée au sein des débats entre histoire et enjeux de mémoire [R. Frank, 1992]. L’histoire des femmes et du genre s’y intéresse également, en France [M. Perrot, 1998], et aux États-Unis [R. L. Greaves, 1985]. Enfin, l’utilisation politique du silence est étudiée par l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot dans son ouvrage Silencing the Past: Power and Production of History (1995). Ces travaux ont été le point de départ de réflexions variées, menées autour des enjeux que peuvent incarner les silences dans la discipline historique. En effet, aujourd’hui, en histoire, la notion de « silence » est pensée au pluriel, et dans de nombreux champs historiographiques : de l’histoire sociale et culturelle à l’histoire du temps présent ; de l’histoire du genre à l’histoire religieuse en passant par l’histoire coloniale… Le silence est à la fois partout et nulle part, et c’est aussi ce questionnement méthodologique que cette journée d’étude ambitionne de soulever : ces « silences des archives » [archival silences, M. S. Moss, D. Thomas, 2021] existent-ils réellement ? Comment, en tant qu’historien et historienne, peut-on s’en saisir pour reconstruire l’Histoire ?
À travers cette journée d’étude, nous voudrions ainsi démontrer, à la suite de Robert Franck que « le silence n’est […] pas nécessairement oubli » ou obstacle, et qu’il constitue pour l’historien un outil de compréhension des mentalités et du fonctionnement des sociétés modernes et contemporaines. Pour ce faire, trois axes d’études sont envisagés :
Axe 1 : Pratiquer le silence
Le silence est une pratique rituelle importante dans la vie religieuse dès l’Antiquité. Elle se développe dans la plupart des religions : judaïsme, bouddhisme, hindouisme. Au Moyen Âge, le silence est imposé comme une règle dans les communautés monastiques, notamment à partir de la rédaction de la règle de saint Benoît en 530. Le chapitre six explique l’importance du silence comme moyen de lutter contre le péché [D.-O. Hurel, 2019]. La diffusion de la règle, et son adoption par différents ordres religieux en font par la suite un mode d’élévation spirituelle et une preuve de la rigueur dans l’observance des règles par les individus. La pratique des voeux de silence, qui sont observés avec plus ou moins de souplesse dans certaines communautés, a été l’objet de nombreuses études, notamment au sein des couvents féminins [A. Roullet, 2002].
Outre la sphère religieuse, le monde laïque est également empreint de silence(s) de la Renaissance au XXIe siècle [A. Corbin, 1995]. Il faut ainsi envisager le silence à la fois comme une pratique qui marque les individus, mais plus largement comme un objet qui imprègne certains espaces (monastères, églises, bibliothèques, forteresses…) La temporalité du silence n’est pas à négliger : l’alternance entre des périodes de silence choisies ou imposées avec des périodes de célébration bruyante nous invite à réfléchir à ces contrastes qui rythment la vie sociale. Par conséquent, il régit en partie les relations entre individus avec le poids du non-dit et les accords tacites. L’organisation sociale est également marquée par les silences avec l’exemple de la formation de « communautés taisibles » [Y. Crebouw, 1994], où la vie commune ou les accords professionnels ne sont pas formellement écrits. L’éducation en fait aussi un enjeu d’apprentissage [Jean-Noël Luc, 1994]. Il fait ainsi partie intégrante de modes de communication tel que le langage des signes codifié, utilisé par les personnes sourdes et muettes, dont l’histoire remonte à Charles Michel de l’Épée au XVIIIe siècle en France [P. Bourgalais, 2015].
Le rapport au silence s’inscrit également dans l’histoire des sensibilités et de l’environnement. En effet, les représentations du silence peuvent l’associer à la nature [A. Corbin, 2016], dans un contexte aux XIXe et XXe siècles, où le rapport au silence change profondément en raison du processus d’industrialisation. La pollution sonore, liée à la circulation et à l’activité industrielle, devient ainsi un enjeu [T. Loubes, 2021 ; C. Granger, 2014].
Axe 2 : Dépasser les silences
Comment dépasser les silences de l’histoire ? Dans les années 1960, les historiennes et historiens ont adopté une approche « par le bas » pour étudier les classes populaires et ouvrières [E. Thompson, 1963 ; E. Hobsbawm, 1969], ce qui a permis de mettre en lumière des acteurs et actrices jusque-là invisibilisés, marginalisés ou réduits au silence. Cet intérêt renouvelé pour des catégories sociales peu représentées ou oubliées a étoffé une historiographie dont les travaux pionniers sur l’histoire des femmes [M. Perrot], des subalternes [R. Guha], et des immigrés [G. Noiriel] ont donné une place à celles et ceux considérés comme sans-voix.Combler ces silences implique alors de changer de regard et redonner la parole aux oubliés et aux victimes de l’histoire [J. Foa, 2021], loin du vacarme des vainqueurs. Pour les historiens et historiennes, il s’agit de partir à la recherche des rares empreintes laissées par ces individus dans les archives publiques ou privées. Comment reconstruire l’histoire des individus ou des groupes qui ne sont documentés que par des sources indirectes ? Il apparaît crucial d’interroger les contextes de production de ces sources indirectes. Les archives judiciaires et autres documents produits sous la contrainte offrent ainsi une abondance de sources sur des groupes difficilement appréhendables autrement. Ces documents doivent être lus « contre le grain », en reconnaissant les biais introduits par le cadre autoritaire de leur production. Cette démarche a ainsi permis de faire émerger les paroles oubliées du meunier Domenico Scandella [C. Ginzburg, 1976], de l’esclave Páscoa Vieira [C. De Castelnau-L’Estoile, 2019] et du petit peuple parisien [A. Farge, 1986], révélant ainsi des aspects méconnus de l’histoire sociale. En contraste, certaines traces, rares mais authentiques, telles que les archives privées, les photographies, les objets, les journaux intimes, et pour les périodes plus récentes, l’histoire orale, offrent une perspective précieuse et plus spontanée sur le passé. Les défis posés pour écrire une histoire de ces silences engagent une réflexion sur les pratiques de l’historien. Le recours à la biographie, l’élaboration de la micro-storia, l’attention portée aux représentations, l’ouverture à la transdisciplinarité ainsi que l’apport des nouvelles technologies sont autant de possibilités pour enrichir les pratiques historiques.
Les silences des sources concernent également des objets d’études : quelles sont les traces du quotidien ? Comment conserve-t-on l’intime ? Quel fil suivre pour dévoiler les secrets ? Que faire de ces objets que les contemporains eux-mêmes ont choisi de garder sous silence par pudeur, tabou, peur ou désintérêt ? Il s’agit alors d’écouter l’inaudible, révéler l’indicible et parfois l’inavouable. Aujourd’hui, chercheuses et chercheurs n’hésitent plus à franchir les portes des chambres à coucher [A. Limbada, 2023], à faire entendre des témoignages longtemps occultés [AC.Ambroise-Rendu, 2014] ou à s’emparer de la violence [A.-E. Demartini, 2017]. De nouveaux champs historiographiques explorent des objets et sujets qui n’ont pas de voix par définition. L’être humain n’est plus au cœur de toutes démarches historiques ; ainsi, l’apport des animal studies [E. Baratay, 2012] ou des environmental studies [F. Locher et J.-B. Fressoz, 2020] interroge un nécessaire décentrement des méthodes, écho des questionnements soulevés par une nouvelle génération d’historiens et d’historiennes.
Axe 3 : Réduire au silence
Objet de l’enquête historique, le silence peut aussi être étudié comme une fin, comme l’aboutissement d’une action volontaire qui vise à créer le silence, ou plus spécifiquement à réduire un antagoniste au silence. Si les travaux de Pierre Bourdieu ont démontré la dimension agonistique des processus qui régissent l’accès à la parole publique [P. Bourdieu, 1982], nous souhaitons plus largement interroger dans une perspective historique les dispositifs politiques et sociaux qui visent à produire du silence. L’histoire des politiques de la censure, associées à des contextes spécifiques [O. Forcade, 2016] ou comprises comme éléments de transformations politiques au long cours [L. Catteeuw, 2013] font partie des manifestations les plus claires de tels dispositifs. Des formes plus subreptices de réduction au silence doivent aussi être étudiées, en tirant partie de la notion de silenciation proposée par Michel-Rolph Trouillot en 1995, qui permet de mettre en exergue les espaces de silence sur lesquels se base la construction des récits mémoriels. Le rapport entre silence, mémoire collective [A. Leizaola, 2007] et individuelle [Vercors, 1967], est donc au cœur des interrogations que nous souhaitons susciter. Le choix individuel du silence dans un contexte politique peut en effet être analysé comme une stratégie, visant à tirer parti d’une contrainte, ou à cultiver un ethos d’impassibilité. La médiatisation des silences, ou le silence politique dans le cadre des médias audiovisuels sont également des éléments d’une politique du silence [D. Barbet, J.P. Honoré, 2013]. Les silences historiens ne sont pas exempts du champ de l’enquête, qui ne peut se lancer qu’avec profit dans la voie ouverte par François Azouvi en 2015. En remettant en question l’idée, avancée par l’historiographie des années 1980, d’un silence autour du génocide juif jusqu’aux années 1980, Azouvi montre que les processus mémoriels n’ont pas l’exclusivité de la fabrique du silence ; certains silences sont construits a posteriori par la prose scientifique, selon des processus qui peuvent eux-même faire l’objet d’études historiennes fécondes.
Modalités de soumission des propositions
Les propositions (rédigées en français, éventuellement en anglais, de 2.000 caractères maximum, espaces compris) et une notice autobiographique sont à envoyer avant le 31 janvier 2025 par courriel à l’adresse suivante : doctorants.ed2@gmail.com
Après la journée d’étude, les communications feront l’objet d’une publication dans un numéro spécial de la revue électronique Enquêtes.
Comité d’organisation et scientifique
Baptistine AIRIAU-BOMONT, Marie-Ange CANVILLE, Arthur DELACQUIS, Virginie FAYSELER, Raphaël LAVIE, Julien MUET, Mamoudou NDIADE, Jupiter OGUI, Marie RIGAUDEAU, Louise SALAÜN