AAC Colloque « Démocratie Industrielle  » (Sciences Po Paris, Octobre 2025)

Chères et chers collègues,
Nous avons le plaisir de vous transmettre ci-dessous l’appel à communications pour le colloque intitulé « La démocratie industrielle. Penser et pratiquer une modernité alternative (mi-XIXe s.-mi-XXe s.) » qui se tiendra à Sciences Po Paris les 16 et 17 octobre 2025.
Les propositions de communications (titre, résumé de 2000 signes, court CV) sont à envoyer à Emmanuel Jousse (emmanuel.jousse@sciencespo-lyon.fr<mailto:emmanuel.jousse@sciencespo-lyon.fr>) et Bastien Cabot (bastien.cabot@sciencespo.fr<mailto:bastien.cabot@sciencespo.fr>) avant le 1er mars 2025. Une réponse sera donnée avant le 1er avril 2025.
Bien cordialement,
Emmanuel Jousse (MCF Sciences Po Lyon / LARHRA) Bastien Cabot (Post-doctorant Sciences Po Paris / CHSP)
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Colloque international Sciences Po (Campus de Paris) — 16-17 octobre 2025
La démocratie industrielle. Penser et pratiquer une modernité alternative (milieu du xixe siècle – milieu du xxe siècle).
Appel à communication (English version below)
Au tournant des xixe et xxe siècles, les mouvements ouvriers européens associent la contestation de l’ordre industriel et capitaliste à la critique politique d’une démocratie imparfaite. Plus précisément, le socialisme considère que la promesse fondamentale de la modernité politique, celle de l’autonomie, n’est qu’une coquille vide si elle n’est pas articulée à la réalité des rapports sociaux et productifs, lesquels déterminent en dernière instance les capacités politiques des classes sociales. Or, de cette critique naît le concept de la « démocratie industrielle », c’est-à-dire l’horizon dans lequel se réalisera pleinement l’égalité formelle et réelle (ou politique et économique), et dans laquelle s’épanouira pleinement la liberté politique, désormais garantie par la socialisation de la production matérielle (Charbonnier : 2019). Cet horizon justifie une vision du progrès fondée sur l’organisation concrète du travail, dont les transformations et leurs effets sociaux doivent saper les fondements mêmes du capitalisme au nom d’une modernité alternative et émancipatrice. Faire l’histoire de la « démocratie industrielle », telle que la pensent et la pratiquent les mouvements ouvriers, revient dès lors à interroger l’articulation entre productivisme et progrès social, et d’envisager les possibles d’une modernité réflexive.
Pour ceux qui se l’approprient, le concept de la « démocratie industrielle » recouvre à la fois l’introduction de la démocratie dans l’usine, mais aussi l’irruption du monde industriel et de ses rapports sociaux au Parlement. Par ce projet le politique absorbe l’économique pour renouveler la modernité démocratique et l’économique absorbe le politique dans une nouvelle organisation des producteurs. Ainsi, formulée pour la première fois autour de 1848 par Pierre-Joseph Proudhon et Charles Laboulaye (Hayat : 2011), l’expression circule ensuite chez Jean Jaurès, mais également en Grande-Bretagne chez Beatrice Potter et Sydney Webb (où elle rencontre les aspirations anciennes du Guild Socialism et celles plus récentes de la Fabian Society), ou encore aux États-Unis chez le philosophe John Dewey, lui-même influencé par l’économiste et historien britannique de tradition fabienne, G. D. H. Cole (Renault : 2020). En outre, elle devient chez les socialistes le lieu d’une réflexion sur l’État et ses transformations futures ; d’une critique du capitalisme qui doit être amendé, voire bouleversé. Dans le monde syndical, un semblable idéal démocratique traverse les organisations réformistes et révolutionnaires des années 1890-1910, lorsqu’elles réclament le droit à la représentation ouvrière dans l’entreprise et le contrôle ouvrier de la production (Le Crom : 2003). La Grande Guerre inaugure d’ailleurs, en France comme en Grande-Bretagne, des formes originales de concertation productive et de « worker’s control » sous l’égide de l’État (Sirianni : 1980). Enfin, dans le monde ouvrier, l’associationnisme du premier xixe siècle (Christen, Fayolle, Hayat : 2021), et plus tard le mouvement coopérativiste aussi bien en Europe occidentale et en Amérique du Nord (Dreyfus : 2017 ; Blin, Jarrige, Gacon, Vigna : 2020) qu’en Russie (Safronova : 2023), sont également parmi les voies qu’emprunte cet idéal avant 1914. Après-guerre, le moment conseilliste en Europe centrale et orientale (Allemagne, Hongrie) et les occupations d’usine en Italie constituent un temps fort de la mise à l’essai révolutionnaire de l’idéal de démocratie industrielle. Sa formulation elle-même se voit renouvelée par l’expérience soviétique (décret sur le contrôle ouvrier du 14 novembre 1917) et par les productions théoriques de penseurs comme Karl Korsch (Korsch : 1968) et Antonio Gramsci (Schecter : 1991). Mais après 1920, ce moment est suivi d’une phase de déclin des expériences démocratiques au travail ou, à tout le moins, d’une réorientation des réflexions comme en témoigne le glissement conceptuel de la démocratie industrielle vers la démocratie économique (Müller-Jentsch : 2008). Ainsi, dans les sphères réformatrices, alors même que la démocratie industrielle était initialement associée à l’économie sociale et à la décentralisation, on voit progressivement ses instigateurs s’orienter vers le planisme ou le dirigisme, et même vers le corporatisme. Un cas révélateur de ce glissement est l’itinéraire du militant cégétiste Hyacinthe Dubreuil, auteur en 1924 de La République industrielle, spécialiste de la réorganisation des entreprises au sein du Bureau International du Travail de 1931 à 1938, puis auteur d’un projet de « Chevalerie du travail » sous le gouvernement de Vichy (Le Van-Lemesle : 2004).
En 1953, le célèbre sociologue Georges Gurvitch écrivait dans un article de la revue Esprit consacré à la démocratie industrielle : « Toutes les expériences de la démocratie industrielle jusqu’à présent faites se sont soldées par des échecs cuisants et des défaites lamentables. » (Gurvitch : 1953, p. 965). Paradoxalement, cette critique était formulée au début d’une ère qui allait voir, en Europe occidentale comme ailleurs (Yougoslavie, Israël, Australie, etc.), la reconnaissance, la légitimation et la multiplication des formes de concertation et de cogestion dans le cadre productif. En effet, les crises sociales des années 1960-1970 allaient inciter syndicats, entrepreneurs et gouvernements à favoriser la démocratisation des relations salariales, comme façon de dépasser les limites inhérentes au modèle de production fordiste. Dans les années 1970-1980, ces expériences ont donc immédiatement attiré l’attention de la sociologie, conduisant à la production d’une littérature abondante. Aujourd’hui, c’est la discipline historique qui s’empare de cette séquence extrêmement riche, comme le montre par exemple le récent colloque international tenu à l’Université d’Évry en septembre 2023[1]. Enfin, dans le sillage des réflexions de Bruno Trentin ou d’André Gorz, la démocratie industrielle apparaît même comme une des voies permettant de répondre à la crise du travail qui traverse les sociétés postfordistes (Trentin : 2012). Or, au regard de ce fort investissement des sciences humaines et sociales dans l’histoire de la démocratie industrielle au second xxe siècle, la période qui précède – celle, précisément, dont parle Gurvitch – apparaît finalement comme étant la moins bien connue, autant du point de vue des expériences concrètes que de son histoire politique et sociale ou de sa circulation transnationale. L’objectif de ce colloque est donc de revenir sur cette première et longue séquence de l’histoire de la démocratie industrielle, et de l’envisager dans son contexte global en déployant la réflexion en Europe, en Amérique du Nord, en Union soviétique, et dans les parties du monde où une vision du progrès industriel est articulée à une représentation de la modernité démocratique. Aussi, afin de ne pas s’en tenir à la seule histoire des idées politiques et économiques, le colloque encouragera tout particulièrement l’exploration de méthodologies et de thématiques aux prises avec les renouvellements récents de l’historiographie, permettant par ailleurs d’interroger la place et l’intérêt de la démocratie industrielle dans nos sociétés contemporaines. Ainsi, les propositions de communication pourront s’inscrire dans l’un des axes suivants, sans que cette liste ne soit limitative ni exhaustive.
Une histoire transnationale du concept de « démocratie industrielle ». À partir de quels réseaux politiques et intellectuels, de quels auteurs l’idée est-elle formalisée ? Comment est-elle traduite d’une langue à l’autre, et par quels supports (correspondances, journaux et revues, rencontres…) ? Quels écarts d’interprétation existe-t-il ?
La « démocratie industrielle » dans l’internationalisation du travail. Quel rôle jouent les organisations internationales après la Première Guerre mondiale dans la normalisation de la « démocratie industrielle », et devient-elle un horizon démocratique à atteindre ? Cette formalisation participe-t-elle à définir des instruments de mesure et de contrôle, un savoir sur les implications politiques du travail ? A des échelles plus fines, comme et par qui ce savoir est-il formalisé (organisations professionnelles, relais institutionnels, associations…) ?
La démocratie industrielle saisie par les pratiques. Après la Première Guerre mondiale, la « démocratie industrielle » est-elle expérimentée autrement que dans le Workers’ Control britannique, déjà bien connu ? En quoi l’horizon de la « démocratie industrielle » entretient-il une lecture productiviste de la modernité économique et politique, et quelle place est laissée à la consommation ou aux consommateurs ?
La démocratie industrielle, critique du capitalisme et de l’Etat. Dans quelle mesure et de quelle façon la notion de « démocratie industrielle » renouvelle-t-elle les approches, voire les critiques de la démocratie représentative d’une part, et du capitalisme de l’autre ? Aboutit-elle à redéfinir le contenu politique et social de la citoyenneté ? Conduit-elle à repenser le rôle de l’Etat ?
La « démocratie industrielle » contre la propriété. Dans quelle mesure la démocratie industrielle s’accompagne-t-elle d’une critique de la propriété ? La mise en commun de la production s’articule-t-elle à une réflexion sur les « choses communes » (chemins de fer, mines, terres agricoles, etc.) ? Quels effets concrets en découlent (par exemple : l’implication des coopératives sur le plan juridique) ?
Démocratie industrielle et contrôle des risques au travail. Quel rôle joue la représentation et la consultation des travailleurs en matière de contrôle des accidents, des maladies professionnelles ou des débordements industriels ? La démocratie industrielle est-elle productrice de formes de régulation alternatives à celles de la technologie ou du contrôle administratif ? Dans quelle mesure préfigure-t-elle les enjeux de démocratie technique à l’ère écologique ?
Calendrier et modalités de soumission : Ce colloque international se déroulera les 16-17 octobre 2025, à Sciences Po Paris. Les langues du colloque seront le français et l’anglais. Les propositions de jeunes chercheur.e.s en histoire mais également des autres sciences humaines et sociales sont particulièrement bienvenues. Les propositions de communication (titre, résumé de 2000 signes, court CV) sont à envoyer à Emmanuel Jousse (emmanuel.jousse@sciencespo-lyon.fr.com<mailto:emmanuel.jousse@sciencespo-lyon.fr.com>) et Bastien Cabot (bastien.cabot@sciencespo.fr<mailto:bastien.cabot@sciencespo.fr>) avant le 1er mars 2025. Une réponse sera donnée avant le 1er avril 2025. Il est d’ores et déjà à noter que les communications pourront, sous réserve de modifications, faire l’objet d’une publication dans un numéro double des Cahiers Jaurès en juin 2026. Les versions remaniées seront à fournir avant le 1er mars 2026.
Structure d’accueil Fondé en 1984, le Centre d’histoire de Sciences Po est l’entité qui rassemble l’ensemble de l’histoire à Sciences Po, pour la recherche, l’enseignement et les études doctorales. Le CHSP s’occupe principalement, au sens large du terme, d’histoire politique dans une perspective à la fois transnationale et comparative.
Partenaires Reconnue d’utilité publique dès sa création en 1992, la Fondation Jean-Jaurès est la première des fondations politiques françaises. Elle est présidée par Jean-Marc Ayrault. Indépendante, européenne et sociale-démocrate, elle se veut depuis plus de trente ans un lieu de réflexion, de dialogue et d’anticipation. Les partenariats qu’elle engage répondent à l’ambition de faire naître analyses pertinentes et propositions audacieuses, de les replacer en perspective historique, mais aussi de mettre cette production intellectuelle et politique au service de tous.
La Société française d’histoire politique propose de promouvoir et développer les recherches qui s’effectuent dans la spécialité du « politique », à toutes les époques et dans tous les territoires.
Organisateurs : Emmanuel Jousse (Maître de conférences, Sciences Po Lyon / Larhra) Bastien Cabot (Post-doctorant, Sciences Po Paris / Centre d’histoire de Sciences Po) Bibliographie / Bibliography :
1. François Bédarida, Éric Giully, Gérard Rameix, chapitre « Vers la démocratie industrielle ? » in : Syndicats et patrons en Grande-Bretagne, Paris, Les Éditions ouvrières, 1980, p. 157-173 2. Alexia Blin, François Jarrige, Stéphane Gacon, Xavier Vigna (dir.), L’utopie au jour le jour. Une histoire des expériences coopératives (XIXe-XXIe siècles), Nancy, L’Arbre bleu, 2020 3. Célestin Bouglé, Socialismes français. Du socialisme utopique à la démocratie industrielle, Paris, Armand Colin, 1932 4. J. Bourdeau, « La démocratie industrielle. Les grèves et les syndicats », Revue des deux mondes, 4e période, t. 156, 1899, p. 833-865 5. Pierre Charbonnier, chapitre « Démocratie industrielle », in : Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2019, p. 163-200 6. Hervé Charmettan, « Chester Barnard et la démocratie industrielle. Une autre voie du progressisme américain en déshérence », in : Virgile Chassagnon, Véronique Durraive (dir.), Économie politique institutionnaliste de l’entreprise. Travail, démocratie et gouvernement, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l’économiste », 2020, p. 183-229 7. Carole Christen, Caroline Fayolle, Samuel Hayat (dir.), S’unir, travailler, résister. Les associations ouvrières au xixe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires de Septentrion, coll. « Histoire », 2021 8. Alexis Cukier, Le travail démocratique, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2018 9. Michel Dreyfus, Histoire de l’économie sociale. De la Grande Guerre à nos jours, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017 10. Hyacinthe Dubreuil, La République industrielle, Paris, Éditions de la bibliothèque d’éducation, 1923 11. Georges Gurvitch, « Les voies de la démocratisation industrielle », Esprit, n°203, vol. 6, 1953, p. 964-972 12. Samuel Hayat, « Démocratie industrielle (Démocratie ouvrière) », in : Chantal Gaillard, Georges Navet (dir.), Dictionnaire Proudhon, Bruxelles, Aden, 2011, p. 138-153 13. Karl Korsch, Politische Texte : Arbeitsrecht für Betriebsräte, Hambourg, Europäische Verlaganstalt, 1968 {1922} 14. Charles Laboulaye, Organisation du travail. De la démocratie industrielle, Paris, Librairie scientifique-industrielle de L. Mathias, 1848 15. Jean-Pierre Le Crom, L’introuvable démocratie salariale. Le droit de la représentation du personnel dans l’entreprise (1890-2002), Paris, Syllepses, 2003 16. Charles Léger, La démocratie industrielle et les comités d’entreprise en Suède, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 1950 17. Lucette Le Van-Lemesle, « La ‘république industrielle’ de Hyacinthe Dubreuil (1883-1971), ou la dérive corporatiste », in : Steven L. Kaplan, Philippe Minard (dir.), La France, maladie du corporatisme ? xviiie-xxesiècles, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2004, p. 387-401 18. Wenzel Matiaske, Florian Schramm (eds.), “Industrial Democracy”, numéro special Management Revue, vol. 19, n°4, 2008 19. Walther Müller-Jentsch, « Industrial Democracy : Historical Development and Current Challenges », Management Revue, vol. 19, n°4, 2008, p. 260-273 20. André Philip, La démocratie industrielle, Paris, PUF, 1955 21. Emmanuel Renault, « Dewey et la démocratie industrielle », Pragmata, n°3, 2020, p. 176-215 22. Anna Safronova, Histoire des coopératives russes et soviétiques (1860-1930). Moderniser le peuple, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l’économiste », 2023 23. Darrow Schecter, Gramsci and the Theory of Industrial Democracy, Aldershot, Avebury / Brookfield (Vermont), Gower Publishing Company, 1991 24. Carmen J. Sirianni, “Worker’s Control in the Era of World War I: A Comparative Analysis of the European Experience”, Theory and Society, vol. 9, n°1, 1980, p. 29-88 25. Sydney Webb, Beatrice Potter-Webb, Industrial Democracy, Londres, Longmans, Green & Co., 1897
________________________________ [1] “The circulation of ideas and practices regarding workplace democracy in Europe and beyond from WWII to the present”. International conference, Université d’Évry Paris-Saclay, 28-29 septembre 2023. Comité d’organisation : Sophia Friedel, Aurélie Andry, Frank Georgi, Stefan Berger.