Perturbations du colloque international « La nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah »
Nous reprenons ici un message diffusé sur la liste de l’AHCESR à la demande de notre collègue Judith Lyon-Caen. L’AHCESR assure les organisateurs du colloque de son soutien face à ces comportements d’intimidation inacceptables. Nous sommes profondément choqués qu’un colloque sur la Shoah puisse être aujourd’hui le théâtre d’invectives antisémites.
Le bureau de l’AHCESR
Chères et chers collègues, ce message pour vous alerter sur les événements graves qui ont perturbé les 21 et 22 février la tenue du colloque international « La nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », organisé à l’EHESS avec la coopération du CNRS (IHMC, ISP), de l’Université de Strasbourg, de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et le soutien de la revue L’Histoire.
Vous trouverez ci-dessous la déclaration des organisateurs, résumant la situation. Le président de l’EHESS a adressé hier une « Lettre ouverte à l’ambassadeur de Pologne en France » dont vous trouverez le texte ici.
Une pétition de soutien à nos collègues polonais, dont certains risquent de voir leurs positions institutionnelles encore fragilisées, peut être signée ici.Bien cordialement,
Judith Lyon-Caen
Déclaration des organisateurs du colloque « La Nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah »
À la suite du colloque sur la « Nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », qui s’est tenu à l’École des hautes études en sciences sociales les 21-22 février 2019, une campagne de presse inouïe se développe en Pologne et sur le web en provenance des milieux proches du parti au pouvoir, y compris la première chaîne de télévision gouvernementale, qui vise à dénoncer le caractère supposé antipolonais de cette manifestation et sa soi-disant absence de pluralisme scientifique.
Nous rappelons que, au cours de ce colloque, où furent réunis les plus grands spécialistes polonais, américains et français travaillant sur les relations judéo-polonaises pendant et après la Seconde Guerre mondiale, un groupe de «patriotes polonais », dont certains venus exprès de Pologne, n’a eu de cesse de perturber les débats par des invectives grossières et des injures aux relents antisémites diffusant, de surcroît, des brochures dénonçant nommément certains chercheurs.
Une telle situation ne s’était jamais produite au sein de l’EHESS. Les vociférations entendues lors du colloque et au cours de la conférence donnée par le professeur Jan Gross de l’université de Princeton au Collège de France ont rendu palpables les menaces et intimidations dont font l’objet nos collègues en Pologne.
Nous les assurons de notre soutien entier.
Olga Byrska, ingénieur d’études EHESS
Audrey Kichelewski, maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg
Judith Lyon-Caen, directrice d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
Jean-Charles Szurek, directeur de recherche émérite au CNRS
Dominique Trimbur, chargé de mission à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah
Annette Wieviorka, directrice de recherche émérite au CNRS
Claire Zalc, directrice de recherche au CNRS
Un colloque sur l’histoire de la Shoah perturbé par des nationalistes polonais
Le Monde, vendredi 1er mars 2019
De mémoire, le président de la prestigieuse Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Christophe Prochasson, n’a jamais vu un colloque scientifique aussi violemment perturbé. Intimidations en amont, perturbations des interventions des chercheurs, propos antisémites… Le colloque international sur la « nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », qui s’est tenu les 21 et 22 février à l’EHESS, à Paris, en partenariat avec le CNRS, l’université de Strasbourg et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, a été perturbé par une trentaine de personnes, identifiées comme des nationalistes polonais.
« On peut dire que c’est une petite victoire de l’avoir tenu de bout en bout, dans cette atmosphère épouvantable », soutient Christophe Prochasson, qui s’élève contre cette « atteinte grave aux libertés académiques ». Un signalement au procureur de la République de Paris a été effectué par l’EHESS pour les propos antisémites tenus dans l’enceinte universitaire, et l’école se prépare à porter plainte contre X, également pour les menaces et les courriels douteux que continuent de recevoir certains enseignants.
« Pressions inadmissibles »
Dès la préparation de l’événement, qui visait à donner la parole à des chercheurs ayant publié d’importants apports académiques à l’historiographie de la Shoah en Pologne – comme Jan Grabowski, qui vient de diriger un livre collectif sur la Shoah dans les campagnes polonaises – la tension est montée. Insultes par téléphone, e-mails pour s’opposer à un « meeting anti-polonais », lettre de protestation contre ce colloque d’un groupe nationaliste et « patriote » polonais proche du magazine d’extrême droite Gazeta Polska… « Il n’était pas question de céder à ces pressions inadmissibles. Ce colloque a accueilli des savants et des scientifiques incontestables, internationalement reconnus », souligne Christophe Prochasson.
« La question de la participation, directe ou indirecte, des Polonais non juifs à la Shoah est un sujet très sensible en Pologne, depuis les travaux de Jan Gross, professeur à l’université américaine de Princeton et historien, en 2001, honni par l’extrême droite et la droite polonaise, actuellement au pouvoir », décrit l’historienne Judith Lyon-Caen, directrice d’études à l’EHESS et coorganisatrice de l’événement.
Les incidents ont été permanents, durant les deux jours du colloque. Dans l’amphithéâtre François-Furet, qui a fait salle comble avec près 250 personnes, un groupe d’une trentaine de militants nationalistes polonais n’ont cessé de faire du chahut, d’invectiver les intervenants, ou encore de demander le micro pour dénoncer le colloque. Plusieurs ont été reconnus par des universitaires comme appartenant au club de Gazeta Polska, ou encore un prêtre appartenant à l’église polonaise de Paris, connue pour ses positions nationalistes.
Invectives antisémites
Les échanges ont parfois été difficiles. Lorsqu’une femme du public a pris la parole pour « affirmer qu’il existe une prescription talmudique enjoignant à ne pas venir en aide aux chrétiens en danger », la chercheuse Judith Lyon-Caen a tenté de l’interrompre pour ne pas donner écho à ces propos « mensongers, obscurantistes, d’un antisémitisme du fond des âges ».
Le chahut s’est poursuivi, le soir, au Collège de France, lors de l’intervention de Jan Gross, puis le lendemain, avec des invectives antisémites, lâchées sur le trottoir à ce chercheur qualifié en polonais « d’ulcère juif », témoigne l’enseignante qui compte publier les « actes » du colloque au plus vite.
Une autre source de difficulté inédite a ponctué le débat : les militants nationalistes polonais ont essayé de filmer le colloque. « Cela n’a pas manqué, il y a eu une avalanche de vidéos sur YouTube, tronquant et déformant les propos des chercheurs, avec un grand nombre de commentaires antisémites, sur le thème “les juifs veulent envahir la Pologne” », rapporte la chercheuse.
« Attaque contre la liberté académique »
Mais l’affaire dépasse désormais le cadre scientifique. Dans une lettre remise à l’ambassade de Pologne, jeudi 28 février, l’EHESS demande une « clarification officielle » de sa part. Contactée par Le Monde, celle-ci n’a pas souhaité réagir. « Je ne peux évidemment croire que vous n’ayez à cœur de lever immédiatement tout doute sur un possible soutien de votre ambassade aux comportements honteux constatés à l’occasion de ce colloque », écrit le président de l’établissement français. Et de rappeler la tradition de relations avec les chercheurs polonais, qui s’est notamment illustrée, en 1986, par la lecture de l’historien Jacques Le Goff d’un texte de son collègue Bronisław Geremek, « retenu » alors en Pologne par les autorités communistes. « C’était bien de liberté académique, indissociable de la liberté même de penser, qu’il s’agissait alors, poursuit-il. C’est cette même liberté académique qui vient d’être attaquée d’une façon inacceptable. »
Avec cependant peu d’espoir, étant donné la prise de parole, à la fin de ce colloque, du représentant de l’institut pour la mémoire nationale (IPN) polonais – un organisme d’Etat – qui a dénoncé la tenue de ce colloque, sans un mot contre les perturbateurs.
Le gouvernement français monte au créneau
La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a condamné les perturbations de la part d’un groupe de nationalistes polonais survenues lors du colloque de l’EHESS des 21 et 22 février. « Ni les pressions, ni les menaces ne peuvent porter atteinte à la liberté académique », a-t-elle réagi sur Twitter. Un courrier, que Le Monde a pu consulter, doit être envoyé au vice-premier ministre polonais vendredi 1er mars. « Compte tenu de ces incidents inacceptables et du grand émoi qu’ils suscitent dans la communauté universitaire française, une expression claire de votre part visant à distancier le gouvernement polonais de ces perturbations hautement regrettables me semblerait de nature à faire revenir l’apaisement parmi les universitaires français et apparaît nécessaire au bon déroulement de l’année franco-polonaise des sciences », espère la ministre.