« It’s a rich man’s world? » Financer l’humanitaire et le développement au Moyen-Orient depuis le milieu du XIXe siècle

It’s a rich man’s world ? Financer l’humanitaire et le développement au Moyen-Orient depuis le milieu du XIXe siècle
Workshop Beyrouth, Institut français du Proche-Orient (5-7 juin 2024)
APPEL À COMMUNICATION

Résumé : Cet atelier exploratoire vise à examiner les enjeux financiers de l’aide transnationale, depuis l’émergence de l’humanitaire moderne, dans la seconde moitié du 19e siècle, jusqu’à nos jours. Le Moyen-Orient, « laboratoire de l’humanitarisme », constitue un terrain privilégié d’analyse. Il réunira à Beyrouth des chercheurs d’une pluralité de disciplines ainsi que des professionnels de l’humanitaire et du développement. Il portera sur les ressources financières de l’aide, leur gestion et leur circulation, en examinant les pratiques, les discours, les stratégies mises en œuvre, mais en considérant aussi les interrogations et réflexions sur le temps long. Il s’agira d’analyser les processus de normalisation, leurs effets et leur remise en cause, en croisant les échelles et en s’appuyant sur une variété d’acteurs (ONG et associations internationales, locales, confessionnelles, etc). Des questions comme celles du fund-raising, des salaires, des overheads ou de la captation des aides, seront ainsi abordées, à l’aune des rapports entre secteurs de l’aide et capitalisme. Les participants seront invités à réfléchir sur les défis éthiques, économiques, politiques posés, et notamment sur le rôle des mécanismes financiers de l’aide au regard des dynamiques « Nord/Sud ».

Les chercheurs spécialisés dans le domaine de la solidarité internationale et des formes locales de bienfaisance font face à des défis considérables qui touchent au registre financier. Les sources d’information souvent opaques et lacunaires, le manque de travaux de recherche sur le sujet, et la nécessité de compétences techniques spécifiques, constituent des obstacles fréquents. De leur côté, les professionnels de l’aide humanitaire et du développement ne disposent pas toujours des outils nécessaires pour appréhender les dimensions sociopolitiques de la gestion et de l’utilisation de leurs fonds, enracinées dans une histoire longue. Quelles ressources, quelle gestion, quels enjeux et quels questionnements relatifs aux fonctionnements financiers de ces secteurs d’intervention, sur le temps long comme dans les pratiques actuelles ? Le Moyen-Orient, souvent qualifié de « laboratoire de l’humanitarisme » (Watenpaugh 2015 ; Rodogno 2022), et demeurant le foyer principal des réfugiés et déplacés dans le monde, constitue un point d’observation pertinent pour prendre en compte les différentes déclinaisons et transformations contemporaines de l’humanitaire. Cet atelier exploratoire abordera les ressources financières de l’aide, leur gestion et leur circulation, en examinant les pratiques, les discours et les stratégies mises en œuvre, de l’émergence de l’humanitaire moderne, autour de la crise de 1860 au Liban, jusqu’aux récents bouleversements tels que la guerre en Syrie. L’analyse sera menée à diverses échelles, avec une attention aux réflexions sur le temps long et aux interrelations entre le local et le global.
Appréhender les ressources de l’humanitaire et du développement Un premier aspect concerne la recherche de fonds. Vente d’objets, collectes sur des lieux de culte, campagnes médias, événements mondains, mais aussi lobbying et appels à projet : quelles stratégies et techniques de levées de fonds, et avec quels effets sur l’emploi des ressources ? Comment ces pratiques ont-elles évolué, et quelles réflexions ont-elles suscité au fil du temps ? Quelle est d’ailleurs la part de budget consacrée aux activités de communication et de marketing ? Si la professionnalisation est ici ancienne, elle alterne cependant avec diverses formes de bénévolat, du personnel religieux des ONG confessionnelles aux entrepreneurs offrant leur expertise. Ensuite, d’où proviennent ces ressources ? La recherche a davantage regardé jusqu’ici le fonctionnement des plus grandes ONG auprès des bailleurs de fonds majeurs, et ce que cela signifie en termes d’influence et d’asymétries de pouvoir (Smillie, Minear 2004 ; Elbers, Bas 2011). Il reste à mieux saisir comment les organisations locales parviennent parfois à négocier leurs priorités au regard des agendas des donateurs (Bourmaud 2020). Il convient aussi de considérer les types variés de donateurs, les dons individuels, les legs ou les fondations d’entreprises, que tendent à privilégier les ONG de plus petite taille, comme les revenus générés par les organismes d’aide eux-mêmes, qui s’insèrent parfois dans un programme plus large d’économie politique. Le rôle accru des diasporas dans la circulation des flux financiers philanthropiques mérite également une attention particulière. Cet axe amène à la question des rapports entre humanitaire et capitalisme. La perspective historique permettra de mieux comprendre les transformations apportées par l’émergence de la philanthropie, elle-même appuyée sur l’éthique capitaliste du don, au tournant du 20e siècle, et les changements induits par le tournant néolibéral (Zunz 2012 ; Labib, Turiano 2024). Quelle « marchandisation des vulnérabilités » ? (Ruiz de Elivra, Saeidnia 2020). Il s’agira par exemple d’examiner les fiscalités de la donation, comme les formes de retour de l’aide sous forme d’exportations de biens et de services (Barnett 2011 ; Xavier de Montclos 2012). A un autre niveau, il s’agit aussi de mieux saisir les relations du secteur avec les États où il intervient, lorsque son action devient une composante des ressources publiques, qui échappe le plus souvent aux processus démocratiques nationaux. Finalement, comment et avec quels outils mesurer les fonds alloués à l’humanitaire et au développement à différentes échelles ? La part d’emploi représentée par ce secteur peut-elle constituer un indicateur efficace ? La multiplication des ONG et l’investissement concurrentiel du champ du développement ont-ils réellement réduit les fonds disponibles ?
La gestion des fonds : normes, dépassements, expérimentations La gestion des fonds de l’humanitaire et du développement pose des questions liées aux coûts, à l’efficacité, aux influences managériales et plus généralement aux modes de fonctionnement. Si l’exigence de transparence s’affirme et va croissante à partir des années 1900-1920, les modalités de gestion ont évolué depuis le milieu du 20e siècle vers une certaine standardisation, engendrant des stratégies visant à s’adapter, dépasser voire contourner des règles parfois considérées comme inadéquates. La problématique des overheads, et notamment de la part du fund-raising, constitue un enjeu majeur. Les organisations cherchent à trouver un équilibre entre les impératifs financiers et la nécessité d’allouer des ressources suffisantes à la réalisation de leurs missions d’aide. Cependant, les travaux soulignent une « prolifération labyrinthique » de l’aide et du développement, s’étendant dans une administration multiscalaire et un vaste réseau d’intermédiaires (Berthier, Harling, Simon 2017) ; il convient d’évaluer au plus près ce phénomène de ruissellement de l’aide. De ce point de vue, à partir des années 1970-1980, les financements basés sur le « mode projet » ont gagné en popularité chez les bailleurs, visant à garantir la rigueur et l’efficacité des interventions grâce à des objectifs clairement définis, une meilleure planification et une évaluation facilitée des résultats (Les acteurs de l’aide internationale 2019). Ce fonctionnement peut toutefois entraîner une certaine rigidité, avec une standardisation des projets, augmentant simultanément la part de temps et de ressources consacrée à l’administration et au suivi des subventions. Ces aspects suscitent aussi des interrogations sur la durabilité des actions entreprises et peuvent conduire à délaisser les partenaires locaux, qui ne disposent pas toujours de la même expertise technique pour se conformer aux pratiques normalisées des donateurs internationaux. De ce point de vue, l’engagement des donateurs humanitaires et des organisations d’aide, lors du Sommet humanitaire mondial d’Istanbul en 2016, pour localiser l’aide davantage, peine à se réaliser. Dans le même temps, divers modes opératoires émergent qui témoignent d’une volonté de repenser les pratiques : par exemple les partenariats publics/privés, au sein notamment du Programme Alimentaire Mondial (PAM) ; ou bien la coopération décentralisée, qui établit des partenariats entre des régions géographiquement éloignées. Ces préoccupations renvoient au débat éthique et pratique entre bénévolat et salariat, présent dès les premiers moments de l’humanitaire : comment concilier vocation et professionnalisation, bénévolat et attractivité, l’équité salariale sans anémier les services publics ? Alors que la professionnalisation du secteur humanitaire et la diversification des métiers de l’aide internationale se sont intensifiées depuis les années 1990, ces évolutions se sont en réalité déroulées progressivement et par étapes depuis déjà le milieu du 20e siècle (Brunel 2001). Certains acteurs, notamment parmi les structures confessionnelles, ont longtemps mis en avant leur capacité à réduire ces coûts en s’appuyant sur des structures religieuses existantes et une main-d’œuvre majoritairement bénévole. Cet atelier se penchera également sur la « mise au travail » des réfugiés et déplacés via le recrutement au sein des ONG, parfois sous la forme du bénévolat rémunéré ; le manque de travaux sur le sujet confirme d’ailleurs son invisibilisation (Drif 2018 ; Di Cecco, Drif, Aubry 2019).
Quels rapports Nord / Sud ? Le Moyen-Orient à l’échelle globale L’étude des circulations financières constitue une approche tangible pour décrypter les relations entre donateurs internationaux et partenaires locaux. Jusqu’à quel point les logiques Nord/Sud propres au secteur sont-elles dépassées, maintenues ou renforcées ? Comment se matérialise – ou non – la volonté d’accorder une plus large place aux acteurs nationaux et locaux dans ce contexte évolutif ? Nous souhaitons ainsi examiner les écarts plus ou moins significatifs qui peuvent exister entre les orientations données par les bailleurs de fonds et les réalités ou priorités sur le terrain, caractérisées par des dynamiques mouvantes et complexes. A l’interface, le rôle des « courtiers locaux du développement » consiste à représenter les besoins des communautés auprès des institutions de financement, mais il reste encore à étudier en profondeur (De Sardan, Bierschenk 1993). Les procédures bureaucratiques et les normes de transparence imposées à ces divers partenaires et intermédiaires, bien que nécessaires, sont parfois perçues comme lourdes et coûteuses. Comment sont-elles mises en œuvre, et dans quelle mesure excluent-elles les structures plus petites mais profondément enracinées, plus proches aussi des besoins et capacités locales (Berthier, Harling, Simon 2017) ? De ce point de vue, cet atelier pourra contribuer aux réflexions impulsées par les études post-coloniales (Aloudat, Khan 2022). Par ailleurs, une approche dite comunity-based ou inclusive est revendiquée depuis quelques années, y compris par certains grands bailleurs. Influencée par la philanthropie nord-américaine, ne trouverait-t-elle pas aussi des racines dans des pratiques plus anciennes, notamment au sein de l’humanitaire confessionnel ? (Verdeil 2015). La finance islamique et les ONG musulmanes puisent justement dans des traditions philanthropiques solidement ancrées, tel le système du waqf, et dans les innovations de l’Empire ottoman post-réformation. Parfois réticentes à intégrer des concepts humanitaires perçus comme occidentaux (Faure 2021), elles connaissent ces dernières années une croissance significative. La crise syrienne a été un catalyseur, avec l’investissement substantiel des donateurs arabes et des États du Golfe (Ababsa 2017). Ces acteurs relativement nouveaux ou récemment visibles dans le domaine humanitaire, opèrent en marge des organisations onusiennes et des bailleurs de fonds traditionnels, compliquant la mesure de leur impact. Quelles modalités ces systèmes partiellement différents introduisent-ils en termes de collecte de fonds, de sélection des bénéficiaires, de pratiques de distribution ? Font-ils émerger d’autres normes ? Souvent soupçonnées de prosélytisme voire d’entrisme islamique, ces acteurs réactivent les enjeux liés à l’entremêlement de l’humanitaire, du politique et du religieux propres aux ONG confessionnelles. Enfin, les pays du Moyen-Orient sont rétribués par l’aide internationale en contrepartie de la gestion et du flux des exilés. Dans quelles limites cette fonction de sous-traitants de l’Europe et de l’Amérique du Nord devient-elle une rente, et dans quelle mesure les aides bénéficient-elles aux exilés eux-mêmes ? (Fawaz, Harb 1993). L’espace turc offrirait un terrain d’analyse pertinent, car l’État y aspire à prendre en charge intégralement la question des réfugiés syriens, excluant la présence ou le contrôle d’organisations internationales telles que le HCR (Danis 2006).
Évaluations, contrôles et effectivité Les pratiques d’évaluation et de contrôle des ressources dans le domaine de l’humanitaire et du développement, bien qu’aujourd’hui systématisées, ont-elles aussi des racines anciennes, remontant à la fin du 19e siècle (Labib 2020). Cependant, comment ont-elles évolué au fil du temps ? Dans quelle mesure le phénomène de bureaucratisation a-t-il influencé ces processus ? Et comment se mesure l’efficacité ? Malgré des exigences acceptées de transparence, une certaine opacité subsiste quant aux divers coûts des pratiques humanitaires – l’évaluation en cours des six programmes de l’AFD suite à l’explosion du port de Beyrouth constituerait d’ailleurs un cas d’étude pertinent. Par ailleurs, le suivi, l’évaluation et les normes de transparence ne se font généralement que dans un sens : ne risquent-ils pas de renforcer les relations asymétriques entre donateurs d’une part, et partenaires ou bénéficiaires d’autre part ? Ces processus engendrent des services dérivés qui représentent autant de dépenses et d’engagements temporels, formant ainsi une ingénierie complexe de l’aide, du développement et de l’action humanitaire. Ces mécanismes peuvent parfois échapper à une évaluation approfondie, suscitant des interrogations sur leur efficacité et leur impact réel sur les dynamiques du secteur. Les dispositifs de contrôle des aides visent à assurer une meilleure répartition et à éviter leur duplication, mais ils peuvent parfois entraîner une intrusion dans la vie privée des bénéficiaires (Issa 2019). Enfin, une préoccupation majeure concerne les détournements et l’instrumentalisation de l’aide humanitaire, observés notamment dans le cas de la Syrie, où les conditions imposées par le régime aux ONG entraînent une captation d’une partie de l’aide au service du gouvernement[1].

PARTICIPATION Les propositions de communication s’inscriront dans ce cadre général d’analyse. Ce champ d’étude est encore peu investi par la recherche, en particulier dans sa dimension historique. Cet atelier exploratoire entend mettre en dialogue diverses approches des sciences humaines et sociales, ainsi que savoirs académiques et pratiques. Sont particulièrement bienvenues les propositions portant sur un cas d’étude, un corpus de sources, un retour de terrain, des outils techniques et méthodologiques. Elles peuvent aussi impliquer un état des lieux de la question ou un compte-rendu de réflexions collectives. De 500 mots maximum, elles sont à envoyer, en français ou en anglais, et avant le 2 avril 2024, à l’adresse suivante : m.levant@ifporient.org<mailto:m.levant@ifporient.org>. Elles seront accompagnées d’une courte présentation de l’auteur (titre, affiliation institutionnelle, principaux travaux, etc). L’atelier se tiendra à Beyrouth (Ifpo), en français et en anglais, et donnera lieu à une publication. Les frais de transport et d’hébergement seront pris en charge dans la limite du budget.
Organisation : Kamel Doraï (CNRS/Migrinter) ; Marie Levant (EFR, Ifpo) ; Léa Macias (EHESS, AFD) ; Matthieu Rey (Ifpo). Comité scientifique : Rosalie Berthier (Synpas) ; Philippe Bourmaud (IFEA) ; Kamel Doraï (CNRS/Migrinter) ; Mona Harb (American University of Beirut) ; Nizar Hariri (Ifpo/AFD) ; Perla Issa (Institute for Palestine Studies) ; Malak Labib (IFAO) ; Marie Levant (Ifpo, EFR) ; Léa Macias (EHESS, AFD) ; Matthieu Rey (Ifpo).
Texte de l’appel (français, anglais,) et bibliographie : www.ifporient.org/its-a-rich-mans-world/
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[1] Voir les différentes interventions dans la presse de l’économiste Karam Shaar (Weelington), ainsi que « Le régime syrien a criminalisé toute action humanitaire ».

Marie Levant Marie Curie Fellow
Institut français du Proche-Orient (IFPO) Beirut www.ifporient.org<www.ifporient.org/> m.levant@ifporient.org <www.ifporient.org/>
École française de Rome (EFR) Piazza Farnese 67 – 00186 Roma – Italia <www.efrome.it/>www.efrome.it<www.efrome.it> marie.levant@efrome.it<mailto:marie.levant@efrome.it>