Appel à contributions – « Histoire et critique » – Revue de l’Organisation Responsable (ROR)
Rédacteur·rices invité·es (par ordre alphabétique) : Emilie Bonhoure (Kedge Business School), Benoît Cret (Université Grenoble-Alpes), Anthony Galluzzo (Université Jean Monnet Saint-Etienne), Pierre Labardin (Université de La Rochelle).
Dans le contexte de crise climatique et environnementale qui est le nôtre, il paraît essentiel de repenser en profondeur les savoirs institués dans les sciences de gestion. Les méthodes et les perspectives ouvertes par l’approche historique peuvent aider à déconstruire et à critiquer tout un ensemble d’outils, de concepts et d’idées communes institué·es de longue date dans le monde économique et dans les divers domaines donnant forme aux sciences des affaires.
L’approche historique nourrit des contributions critiques dans tous les domaines de la gestion. Elle permet tout d’abord de remettre en question des idées fausses parfois très répandues dans la littérature. Ainsi, Tadajewski (2010) a critiqué via une enquête historique l’idée selon laquelle le marketing serait une discipline acritique, en faisant l’inventaire des critiques internes au champ depuis le début du 20e siècle. Bryer (1993) s’est quant à lui élevé contre un récit communément accepté en comptabilité expliquant l’essor de l’information financière moderne par l’apparition du capitalisme managérial, auquel il a opposé une explication basée sur la montée du « capitalisme d’investissement ». En management, des travaux historiques ont permis de corriger une idée fausse selon laquelle les usines Ford ne pratiquaient pas le « management par la race ». Si Henry Ford intégrait effectivement des Africains-Américains à ses chaînes de montage dans les années 1920, Esch (2018) a démontré que ce dernier appliquait en revanche les normes de racialisation des tâches en vigueur localement dans ses usines brésiliennes et sud-africaines.
L’approche historique permet également de mettre à l’épreuve des chronologies instituées. En marketing, a longtemps prévalu l’idée d’une « ère de la production », située entre 1870 et 1930, pendant laquelle la demande aurait été supérieure à l’offre et les entreprises se seraient focalisées sur la production en négligeant la distribution et l’étude des besoins des consommateur·rices. Cette chronologie s’est diffusée tel un savoir admis dans la discipline et est souvent reproduite dans les manuels de marketing, avant d’être battue en brèche par les travaux historique de Fullerton (1988) qui ont montré que la plupart des techniques et des préoccupations censées caractériser le marketing moderne se retrouvent durant « l’ère de la production » et même parfois avant. L’enquête historique peut également mettre à l’épreuve les propositions théoriques nouvelles et leur prétention à la nouveauté. En témoigne le travail réalisé par Wooliscroft (2008) concernant l’article primé et souvent cité de Vargo et Lusch (2004) qui explique en quoi les principes fondateurs de l’approche service correspondent à ceux exposés près de quarante ans plus tôt par Wroe Alderson.
L’approche historique permet également de nuancer des résultats issus de l’analyse d’un contexte particulier. Ainsi, une grande partie des résultats relatifs au développement des marchés financiers et aux caractéristiques des sociétés anonymes et/ou sociétés cotées est issue de l’exploitation de données américaines ou anglaises, plus exploitées, plus disponibles, plus accessibles. Ces résultats sont communément étendus aux autres contextes sans être formellement validés. Des initiatives comme la mise en place des bases de données financières et historiques telles que DFIH (Data for Financial History[1] <applewebdata://E91B8F41-F158-4222-94FA-714B8084247E#_ftn1> – données françaises) ou SCOB (Study Center for Companies and the Stock Exchange[2] <applewebdata://E91B8F41-F158-4222-94FA-714B8084247E#_ftn2> – données belges) (Annaert et al 2016, Hautcoeur et Riva 2018) visent à réviser ou valider lesdits résultats dans de nouveaux contextes géographiques, politiques et réglementaires.
La mise en perspective historique permet aussi de relativiser certaines rhétoriques actuelles en montrant qu’il n’en a pas toujours été ainsi. C’est ainsi qu’Alcouffe, Berland et Levant (2008) montrent que dans les années 1930, le budget apparaît comme un outil de gestion de la complexité, alors qu’il en devient à partir des années 1990, une cause de la complexité. Ce type de contribution souligne la capacité des travaux historiques à relativiser les évidences actuelles, comme dans le cas de l’histoire de la valorisation des actifs lors des crises financières (Zeff 2007, Markarian 2014). De même, dans le champ de la gouvernance d’entreprise, Bonhoure (2023) montre qu’au XIXème et début du XXème siècle, les entreprises françaises utilisaient un mécanisme de répartition statutaire des profits, dont la (re)mise en place aujourd’hui pourrait répondre aux problématiques très actuelles de meilleure rémunération de toutes les parties prenantes (non limitées aux actionnaires) de l’entreprise.
Plus largement, l’enquête historique permet d’intervenir dans des débats en cours. En comptabilité, celle-ci a par exemple alimenté l’évaluation critique des interprétations foucaldiennes de la comptabilité (e.g. Fabre et Labardin, 2019). On sait également l’importance de l’histoire dans les débats qui ont entouré l’émergence de théories comme celle du procès de travail dans les années 1980 et 1990 (Parker, 1999) ou du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999) à partir des années 2000. En finance, l’approche historique a apporté un éclairage méthodologique, permettant de réconcilier deux tendances bien différentes voire opposées observées sur l’évolution du système bancaire français au début du XXème siècle (Bonhoure et al., 2023).
L’histoire constitue donc une approche fertile pour discuter de façon critique certain·es des concepts, des théories, des représentations et des outils circulant dans la littérature gestionnaire, académique comme professionnelle. Le numéro spécial « Histoire et critique » de la Revue de l’Organisation Responsable (ROR) accueillera donc toute proposition, qu’elle porte sur la finance, la comptabilité, le management, le marketing ou tout autre domaine de la gestion, exprimant une proposition critique (Alvesson et al., 2013) à travers une enquête historique.
Pour soumettre
Avant de soumettre leur manuscrit, les auteurs et les autrices sont invité·es à consulter:
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Les manuscrits doivent être envoyés par mail à Anthony Galluzzo (membre du Comité de rédaction) à l’adresse suivante : anthony.galluzzo@univ-st-etienne.fr <mailto:anthony.galluzzo@univ-st-etienne.fr> ainsi qu’au secrétariat de rédaction de la revue : ror.revue@gmail.com <mailto:ror.revue@gmail.com> Pour toute question concernant le numéro spécial, veuillez contacter Anthony Galluzzo (anthony.galluzzo@univ-st-etienne.fr)
Références bibliographiques
Alcouffe, S., Berland, N., & Levant, Y. (2008). «Succès» et «échec» d’un outil de gestion: Le cas de la naissance des budgets et de la gestion sans budget. Revue française de gestion, (8), 291-306.
Alvesson M., Bridgman T. et Willmott H. (2013), The Oxford Handbook of Critical Management Studies, Oxford, Oxford University Press.
Annaert J., Buelens F. et Riva A. (2016), Financial History Databases: Old Data, Old Issues, New Insights, in Chambers D. and Dimson E. (eds), Financial Market History: Reflections on the Past for Investors Today, CFA Institute Research Foundation.
Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, NRF, Paris.
Bonhoure E. (2023), How History can Inform Corporate Responsibility: the Statutory Rule of Profit Allocation, Journal of Management History, 29(1), 80-109, DOI: 10.1108/JMH-10-2021-0054.
Bonhoure E., Clausse H., Monnet E., et Riva A., The Great Expansion. The Exceptional Spread of Bank Branches in Interwar France, Business History, forthcoming, DOI: 10.1080/00076791.2023.2181955.
Bryer, R. A. (1993). The late nineteenth-century revolution in financial reporting: Accounting for the rise of investor or managerial capitalism?, Accounting, Organizations and Society, 18, 7-8, 649-690.
Esch E.D. (2018). The Color Line and the Assembly Line: Managing Race in the Ford Empire, University of California Press, Oakland.
Fabre A. et Labardin P. (2019), Foucault and social and penal historians: the dual role of accounting in the French overseas penal colonies of the nineteenth century, Accounting History Review, 29, 1, 1-37.
Fullerton R. (1988), How modern is modern marketing: Marketing’s evolution and the myth of the “production era.”, Journal of Marketing, 52, 1, 108–25.
Hautcoeur P.-C. et Riva A. (2018), The Data for Financial History (DFIH) Database, working paper, Paris: Paris School of Economics.
Markarian, G. (2014). The crisis and fair values: Echoes of early twentieth century debates?. Accounting Historians Journal, 41(1), 35-60.
Parker M. (1999), ‘Capitalism, Subjectivity and Ethics: Debating Labour Process Analysis’, Organisation Studies, 20, 1, 25-45.
Tadajewski M. (2010), Towards a history of critical marketing studies, Journal of Marketing management, 26, 9–10, 773–824.
Vargo S. et Lusch R. (2004), Evolving to a new dominant logic for marketing, Journal of Marketing, 68, 1, 1–17.
Wooliscroft B. (2008), Re-inventing Wroe?, Marketing Theory, 8, 4, 367–385.
Zeff, S. A. (2007). The SEC rules historical cost accounting: 1934 to the 1970s. Accounting and Business Research, 37(sup1), 49-62.
[1] <applewebdata://E91B8F41-F158-4222-94FA-714B8084247E#_ftnref1> dfih.fr/ <dfih.fr/> [2] <applewebdata://E91B8F41-F158-4222-94FA-714B8084247E#_ftnref2> www.uantwerpen.be/en/research-groups/scob/about/ <www.uantwerpen.be/en/research-groups/scob/about/>