AAC – Journée d’études « À bord de l’Empire. Une histoire impériale des traversées maritimes (XVIe-XXe siècle) »
Nous avons le plaisir de vous partager l’appel à communications d’une journée d’études sur l’histoire impériale des traversées maritimes, du XVIe au XXe siècle, qui aura lieu le 13 février 2024 à l’université Paris-Est Créteil. Les propositions de communications, en français ou en anglais, doivent parvenir à l’adresse jetraversee2024@gmail.com <mailto:jetraversee2024@gmail.com> d’ici fin novembre 2023.
Bien à vous,
Clément Fabre, Sara Legrandjacques et Marie-Albane de Suremain
Journée d’études
À bord de l’Empire. Une histoire impériale des traversées maritimes (XVIe-XXe siècle)
13 février 2024 – Université Paris-Est Créteil (UPEC)
« Plus le bateau s’éloignait du Vietnam et plus il se rapprochait de la France, plus je faisais l’expérience de personnes agréables à bord. En mer de Chine, ils ne voulaient pas regarder dans ma direction. […] Quand nous entrâmes dans l’océan Indien, leurs yeux commencèrent à être emplis de douceur et de compassion, et ils commencèrent à reconnaître que j’étais un être humain doté d’un peu de neurones. En traversant la Méditerranée, ils me regardèrent soudainement comme une personne qui était autant civilisée qu’eux et montrèrent leur premier signe de respect à mon égard. Quand j’atteins la France elle-même, j’avais l’impression que je pouvais les malmener. À ce stade j’étais très heureux. Mais j’étais toujours inquiet quant au voyage de retour[1] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn1>. » Nhất Linh, Đi Tây, 1935 En 1935, le Vietnamien Nguyễn Tường Tam, dit Nhất Linh, publie un récit largement inspiré de son voyage en France métropolitaine durant l’entre-deux-guerres. La traversée maritime y tient une place importante : l’auteur souligne notamment le changement d’attitude des passagers européens à mesure que le navire s’éloigne de la colonie indochinoise et s’approche de la métropole. Sous sa plume, le navire apparaît comme un lieu de recomposition des rôles et des hiérarchies en jeu au sein des empires coloniaux.
Étudier les navires comme lieux de l’histoire impériale : voici la gageure que cette journée d’études entend relever. Si l’importance des routes maritimes dans la constitution, le maintien et la vie économique des empires coloniaux[2] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn2>, le rôle des compagnies maritimes[3] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn3> ou encore la diversité des professions maritimes n’ont pas manqué de retenir l’attention des historien·ne·s, l’histoire des traversées maritimes au sein des empires coloniaux, de leur expérience concrète et des configurations sociales qui s’y nouent, reste en effet largement à écrire. En embrassant dans une même interrogation, sur cinq siècles d’histoire, des formes de mobilité très diverses – contraintes ou choisies – au sein de configurations impériales elles-mêmes multiples et changeantes, il s’agit avant tout d’explorer les situations – au sens où Georges Balandier parlait de “situation coloniale” – qui se cristallisent à bord des navires long-courriers. Le cloisonnement de ces espaces en groupes ou en classes hiérarchisées de passagers, de la soute jusqu’au pont, construit-il, rejoue-t-il, exacerbe-t-il même le feuilletage des sociétés coloniales ? Le “grand partage” au cœur des ordres coloniaux est-il au contraire ébranlé par la nécessaire cohabitation en mer ? Les traversées constituent-elles un moment d’enfermement temporaire qui exacerbe les stratifications coloniales et les situations de servitude ou conduisent-elles, comme semble l’indiquer par exemple le témoignage de Nhất Linh, à distendre les hiérarchies entre passagers de statuts et de conditions variées, à mesure que le navire s’éloigne des colonies et se rapproche de la métropole ? En somme, il s’agit ici de mettre au jour la diversité des scènes socio-politiques qui composent ce drame dont le navire constitue l’unité de lieu. Cet enjeu premier permet de rassembler une série de questionnements annexes, explorés le plus souvent en autant d’études distinctes et rarement articulées.
La logistique du voyage. S’intéresser à l’organisation pratique du voyage doit permettre de révéler les enjeux sociaux et politiques de ces traversées en contexte impérial. Sur quelles infrastructures reposaient ces voyages ultramarins[4] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn4> ? Quelles règles et discours normatifs en encadraient le quotidien ? Quelles étaient leur géographie et leur chronologie – routes suivies, escales, successions de temps passés à terre et à bord du navire ? Comment les passagers volontaires préparaient-ils leurs voyages, qu’emportaient-ils à bord et comment géraient-ils leurs bagages au cours de la traversée ? Quelle logistique encadrait le transport des passagers contraints – captifs des voyages de traite, travailleurs engagés, soldats des troupes coloniales ? Il s’agit également de s’intéresser aux nombreux acteurs mobilisés dans l’organisation et le déroulement des traversées, des compagnies de navigation et d’assurance aux agences touristiques, en passant par les autorités coloniales, diplomatiques et douanières, les sociétés missionnaires, les services de quarantaine, etc.
La sociologie des traversées ultramarines. Étudier dans leur diversité les passagers qui empruntaient les routes maritimes permet de reconstituer l’entremêlement de circulations, intra-impériales comme inter-impériales, de populations métropolitaines[5] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn5> et impérialisées[6] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn6> dont les empires coloniaux du XVIe-XXe siècle ont été le creuset, et d’embrasser du même regard des traversées aussi contrastées que la croisière touristique[7] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn7> et le Passage du Milieu[8] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn8> – prolongé au XIXe siècle aussi bien par la traite illégale que par les traversées dont font l’expérience les travailleurs africains[9] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn9> ou asiatiques sous contrat[10] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn10>. L’étude du microcosme social que constitue le navire, où se déclinent et se recomposent les hiérarchies qui structurent les sociétés coloniales, rejoint par ailleurs celle des observations sociologiques dont il a précocement été le lieu – depuis les journaux de bord des voyages de traite, les Pérégrinations d’une paria où Flora Tristan décrivait, lors de sa traversée de 1833 vers le Pérou, la société peuplant le Mexicain[11] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn11>, jusqu’au récit liminaire de Nhất Linh, un siècle plus tard[12] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn12>.
Les activités à bord des navires. Non seulement s’agit-il ici d’étudier les différentes professions qu’accueillaient les navires – des lascars indiens[13] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn13> aux médecins qui en firent dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, comme l’a bien montré Jim Downs, un précieux observatoire épidémiologique[14] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn14> –, mais encore d’explorer la diversité des manières dont les passagers subissaient ce passage, y tuaient le temps, y trompaient l’ennui[15] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn15>, ou bien encore mettaient à profit la durée de la traversée, que ce soit pour apprendre la langue qu’il leur faudrait maîtriser une fois parvenus à destination, ou pour tâcher de convertir leurs compagnons de mer[16] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftn16>.
Enfin, cette réflexion collective sur les traversées maritimes doit permettre d’éclairer, plus largement, l’histoire impériale. Que peuvent nous apprendre, sur l’histoire des empires coloniaux, les sources diverses et polyphoniques qui documentent l’expérience ordinaire à bord des navires ? Et dans quelles limites, chronologiques comme géographiques, convient-il de borner cette histoire impériale des traversées ? À quel point est-il légitime, à hauteur de navire, d’étudier ensemble les empires ibériques du XVIe siècle et les empires coloniaux des XIXe et XXe siècles ? Dans quelle mesure les configurations sociales qui se nouent et se dénouent au cours des traversées intra-impériales se distinguent-elles radicalement de celles qu’on observe à bord des navires reliant forts de traite et colonies, ou différents empires entre eux, ou bien encore reconstituant, hors de tout cadre impérial, des hiérarchies issues des ordres coloniaux ? Partir du postulat que les navires constituent un lieu central de l’histoire impériale, c’est aussi se donner les moyens d’en revisiter la géographie globale et ses multiples espaces de connexion, dès lors que l’on opère ce recentrement.
Les propositions de communication, en français ou en anglais, peuvent porter aussi bien sur l’histoire de ces traversées maritimes que sur les enjeux contemporains que soulèvent leurs mises en scènes (documentaires, fictionnelles, littéraires, cinématographiques, artistiques, mémorielles, publicitaires ou pédagogiques), les usages et la réception de ces dernières. Elles sont à soumettre avant le 30 novembre 2023 à l’adresse suivante : jetraversee2024@gmail.com <mailto:jetraversee2024@gmail.com>. Elles doivent comprendre un titre provisoire, un résumé de la communication mentionnant le type de sources mobilisées (2 000 signes maximum) et une brève présentation biographique.
Comité organisateur :
Clément Fabre (CRHEC / SIRICE)
Sara Legrandjacques (IHMC / Institut Convergences Migrations)
Marie-Albane de Suremain (CESSMA / CRHEC)
Comité scientifique :
Clément Fabre (CRHEC / SIRICE)
Charles Fawell (Yale University / Jackson School of Global Affairs)
Sara Legrandjacques (IHMC / Institut Convergences Migrations)
Marie-Albane de Suremain (CESSMA / CRHEC)
[1] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref1> Nhất Linh, « Going to France – Diary of a journey abroad (using laughter to cover the truth) », East Asian History, n°8, 1994, p. 73-134, p. 99-107. Traduction depuis l’anglais par Sara Legrandjacques.
[2] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref2> Hélène Blais, Florence Deprest et Pierre Singaravélou, « Pour une histoire spatiale du fait colonial »’, in Hélène Blais, Florence Deprest et Pierre Singaravélou (dir.), Territoires impériaux. Une histoire spatiale du fait colonial, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2012, p. 7-21 ; François Drémeaux, Jean-François Klein et Thomas Vaisset, « Une mise en connexion au monde : paquebots et grandes lignes maritimes (XIXe-XXe siècles) », Revue d’histoire maritime, 33, 2023.
[3] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref3>Philip Lawson, The East India Company. A History, London, Routledge, 2013 ; Philippe Haudrère, La Compagnie française des Indes au XVIIIe siècle, Paris, Les Indes Savantes, 2005 ; Marie-Françoise Berneron-Couvenhes, Les Messageries Maritimes. L’essor d’une grande compagnie de navigation française, 1851-1894, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007 ; Freda Harcourt, Flagships of imperialism. The P&O Company and the Politics of Empire from its origins to 1867, Manchester, Manchester University Press, 2013.
[4] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref4>Valeska Huber, Channelling Mobilities: Migration and Globalisation in the Suez Canal Region and Beyond, 1869-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 2013; Douglas R. Burgess, Engines of Empire. Steamship and the Victorian Imagination, Stanford, Stanford University Press, 2016.
[5] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref5>Hubert Bonin (dir.), Partir dans les outre-mers. De l’empire colonial à nos jours (XIXe-XXIe siècle), Paris, Les Indes Savantes, 2020.
[6] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref6>Michael H. Fisher, Counterflows to Colonialism. Indian Travellers and Settlers in Britain (1600-1857), New Delhi, Permanent Black, 2004; Simonti Sen, Travels to Europe. Self and Other in Bengali Travel Narratives, 1870-1910, Hyderabad, Orient Longman, 2005; Elleke Boehmer, Indian Arrivals, 1870-1915. Networks of British Empire, Oxford, Oxford University Press, 2015; Charles B. Fawell, « In-Between Empires. Steaming the Trans-Suez Highways of French Imperialism (1830-1930) », thèse de doctorat en histoire, Université de Chicago, 2021.
[7] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref7>Edmund Swinglehurst, The Romantic Journey: the Story of Thomas Cook and Victorian Travel, Londres, Pica, 1974; Piers Brendon, Thomas Cook. 150 Years of Popular Tourism, Londres, Secjer & Warburg, 1991.
[8] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref8>Marcus Rediker, À bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite, Paris, Seuil, 2013.
[9] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref9> Céline Flory, De l’esclavage à la liberté forcée. Histoire des travailleurs africains engagés dans la Caraïbe française au XIXe siècle, Paris, Khartala, 2015.
[10] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref10>Lisa Yun, The Coolie Speaks. Chinese Indentured Laborers and African Slaves of Cuba, Philadelphia, Temple University Press, 2008 ; Pierre Emmanuel Roux, Les Enfers vivants ou La tragédie illustrée des coolies chinois à Cuba et au Pérou, Paris, Hémisphères Éditions, 2018.
[11] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref11>Flora Tristan, Pérégrinations d’une paria (1833-1834), Paris, Arthus Bertrand, 1838.
[12] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref12>Nhất Linh, « Going to France – Diary of a journey abroad (using laughter to cover the truth) », East Asian History, n°8, 1994, p. 73-134, p. 99-107.
[13] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref13>Ceri-Anne Fidler, « Lascars, c. 1850-1950: The Lives and Identities of Indian Seafarers in Imperial Britain and India », Ph.D. thesis, Cardiff University, 2011 ; Gopalan Balachandran, « Les marins indiens et leurs univers, 1870-1949 », Le Mouvement Social, 241-4, 2012, p. 65-84 ; Justine Cousin, « Les résistances des marins indiens », Revue d’histoire du XIXe siècle, 56, 2018, p. 140-142.
[14] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref14>Jim Downs, Les origines troubles de l’épidémiologie. Comment le colonialisme a transformé la médecine [2021], Paris, Autrement, 2022.
[15] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref15>Jeffrey A. Auerbach, Imperial Boredom. Monotony and the British Empire, Oxford, Oxford University Press, 2018.
[16] <applewebdata://DE4096D2-87AC-4F71-9C2D-D043B377A9CE#_ftnref16>Rhonda Semple, « “Whatever Passes through the Paths of the Sea” (Psalm 8:8): Shipboard Liminality and the Sea Voyage as the Crucible of Missionary Identity from the 1820s to the 1920s », in André Dodeman et Nancy Pedri (dir.), Negotiating Waters. Seas, Oceans, and Passageways in the Colonial and Postcolonial Anglophone World, Wilmington, Vernon Press, 2020, p. 73-90.