AAC – Les étrangers et les minorités nationales dans les sociétés en épuration (Europe après 1945)

Chères et chers collègues,
Nous nous permettons de vous indiquer que la date limite d’envoi des réponses à cet appel à communications est repoussée au 15 octobre. Bien cordialement,
Marc Bergère, Fabien Lostec, Jérémy Guedj
Colloque
Les étrangers et les minorités nationales
dans les sociétés en épuration (Europe après 1945)

Appel à communications

En 1976, au sujet de l’épuration en France, Marcel Baudot notait qu’ « il n’y a d’hostilité systématique dans certaines régions qu’à l’encontre des étrangers considérés comme suspects et condamnés parfois sans aucun début de preuves[1] ». Aujourd’hui, les historiens sont effectivement de plus en plus nombreux à admettre un climat de xénophobie ambiante en France à la Libération. De son côté, le récent travail collectif Pour une histoire connectée et transnationale des épurations en Europe après 1945 a mis en avant certaines dynamiques nationales à l’œuvre dans les pratiques épuratoires à l’échelle de l’Europe contre plusieurs minorités ou « des peuples punis » car considérés, à tort ou à raison, comme collaborateurs[2]. Le statut d’étranger constituerait donc un puissant vecteur de suspicion à la Libération malgré, dans de nombreux cas, l’absence apparente de faits objectifs pouvant être reprochés. Pourtant, à l’exception de quelques chiffres, l’historien ne dispose que de très peu d’études sur l’épuration des étrangers en France et en Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale, laissant la part belle aux idées reçues. Le colloque participera donc à combler ce vide historiographique à la lumière de travaux récents et placera au cœur de la réflexion la relation entre altérité et suspicion, en sachant que sont ici considérés comme étrangers les ressortissants d’une autre nation – à l’exclusion des soldats allemands et étrangers qui ont pu occuper certains pays – ainsi que les sujets des colonies et les nationaux d’origine étrangère. Parfois extensive ou se confondant avec la seule altérité – comme en témoignent les travaux sur « le stéréotype du collabo » –, la notion d’étranger pourra également s’élargir aux nationalisés de fraîche date ou aux individus issus des vagues récente d’immigration. Dans tous les cas, le projet se situe au croisement de deux champs de recherche en profond renouvellement historiographique depuis maintenant une trentaine d’années : d’une part, celui de l’histoire des étrangers et des immigrés en temps de crise ou de sortie de crise et, d’autre part, celui d’une histoire sociale et culturelle de l’épuration, qui a vu se multiplier les travaux sur des groupes sociaux spécifiques et/ou des formes d’épuration particulières. L’état d’avancement de ces historiographies justifie pleinement qu’elles se rejoignent afin de proposer le premier rassemblement scientifique consacré à l’épuration des étrangers qui pourra compléter un récit insistant davantage et de manière légitime sur l’engagement résistant des étrangers.
Le principal objectif du colloque est de savoir si les étrangères et les étrangers ou, dans certains espaces, les membres de certaines minorités nationales, sont plus particulièrement visés par la « soif de justice » qui caractérise le « moment 1945 », perceptible partout en Europe (J. Horne). Le fait qu’ils soient étrangers multiplie d’ailleurs les risques, puisque tant les États d’origine que d’accueil – avec notamment la crainte de la 5e colonne –, peuvent chercher à épurer les intéressés. Font-ils alors figure de boucs émissaires, dans la dynamique des travaux d’Alain Corbin ou de René Girard ? Alors que les pays d’Europe occidentale sont les plus étudiés et/ou connus, une attention particulière sera accordée à l’Europe médiane, orientale et balkanique. Cependant, les enjeux scientifiques, mémoriels et civiques sont partout considérables au sein de nombreuses sociétés européennes qui questionnent leurs identités. En approfondissant cette zone grise de l’épuration que constitue la relation complexe entre altérité et suspicion au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on éclaire finalement des pensées, des comportements et des mécanismes n’ayant pour certains rien perdu de leur actualité et il devient possible d’interroger les fonctions et les enjeux, notamment identitaires, de désignation des coupables. En ce sens, le colloque interroge non seulement les étrangers dans des sociétés en épuration mais il fait aussi le pari des étrangers comme entrée pertinente pour analyser les sociétés européennes en épuration.

Parmi les axes de réflexions attendus, on trouvera :

1- L’ampleur et la temporalité du phénomène

* Le premier objectif est d’évaluer l’ampleur sociale du phénomène en interrogeant l’existence d’un « moment 1945 » en termes de répression : est-ce que les étrangers sont surreprésentés parmi la population épurée ? Le sont-ils davantage que parmi les justiciables des temps ordinaires ? Parmi les étrangers épurés, existe-il des groupes qui sont surreprésentés ? En un mot, il s’agit de savoir si l’après-Seconde Guerre mondiale est un moment particulier dans l’histoire judiciaire des étrangers. De fait, il est également nécessaire de dresser la sociologie des épurés. Entre itinéraires individuels – qui ne négligeront pas, quand ce sera possible, les répercussions dans la sphère privée, voire intime – et portraits de groupe, une attention particulière sera portée à la dimension genrée de l’épuration : épouse, mari, parents, famille, communauté, qui est alors l’étranger du point de vue de la sociologie des épurés et de l’imaginaire qui l’accompagne ? * Il s’agit ensuite de mesurer l’ampleur du phénomène dans le temps, en en dressant une chronologie fine. Ce dernier est-il uniquement éruptif et lié à l’épuration extralégale ou s’inscrit-il aussi dans la durée et la légalité ? * Dans le jeu des temporalités, est-il possible en amont ou en aval de 1945 d’établir des filiations avec d’autres formes d’épurations ou « de purges » contre les mêmes populations cibles ? Quid en ce sens du nouveau climat de Guerre froide qui peut de nouveau modifier le rapport aux populations et à l’Autre ? Une comparaison avec la sortie de la Grande Guerre est en outre vivement encouragée afin de savoir si les épurations passées ont une influence sur la façon dont les étrangers sont épurés en 1945 : le procès de Leipzig en 1921 et son retentissement en France, s’il ne concerne que les Allemands inculpés pour crimes de guerre, n’en est pas moins significatif du besoin social de justice proportionné à l’ampleur de la catastrophe. * Afin de faciliter une approche globale et totale de l’épuration des étrangers en Europe, dans toute sa diversité et sa complexité, on privilégiera les jeux et emboîtements d’échelles (locale, régionale, nationale, voire transnationale) et la multiplicité des variables à considérer : statuts territoriaux différents (zones occupées/libres/annexées ; métropoles/colonies ; question des espaces hybrides), clivage ville/campagne et, bien évidemment, clivage terres d’immigration/terres peu concernées par l’immigration.

2- Faits reprochés, représentations et sévérité comparée

* Le colloque s’intéressera à toutes les formes d’épuration, qu’elles soient extralégales ou légales. * D’un côté, on creusera la question de la violence populaire contre les biens et les personnes des étrangers, en cherchant à savoir si l’altérité – ou le sentiment d’altérité – est un facteur amplifiant les brutalités. Dans le cadre d’une épuration bien souvent polymorphe, il importe d’un autre côté d’insister sur la diversité des acteurs et des procédures. Dès lors, on cherchera à en savoir davantage sur l’épuration professionnelle/administrative et l’épuration économique/financière des étrangers. Surtout, on étudiera la répression judiciaire (civile et militaire), en s’intéressant pour commencer au cadre normatif qui crée des catégories spécifiques, s’agissant notamment des ressortissants d’un pays de l’Axe. Les textes de loi évoquent-ils la question des étrangers ? Les définitions légales de l’ « étranger », d’ « apatride » et de « réfugié » évoluent-elles ? Quelles sont les catégories et les incriminations en usage ? Existe-t-il un décalage entre les normes et les pratiques ? * Au-delà de l’indispensable étude des peines, avec une attention particulière pour les expulsés, l’étude de la sévérité comparée peut prendre le chemin des dossiers classés avant ou après instruction, qui en disent beaucoup sur le fossé existant entre l’épuration souhaitée par les populations et l’épuration effectivement réalisée par les autorités. Afin de mesurer la demande sociale d’épuration envers les étrangers, il est en effet nécessaire de s’intéresser à tous ceux qui furent soupçonnés, voire inquiétés (mesures provisoires d’arrestation, d’internement ou de suspension par exemple). On pourra enfin questionner les structures et les mécanismes d’autoépuration et d’autorégulation propres à certains milieux socioprofessionnels, ainsi que des formes d’épuration qui ne disent pas leur nom.
* L’étude de l’épuration devra enfin permettre d’étudier la nature des faits reprochés aux étrangers, qu’ils soient réels ou fantasmés. Ce sera bien entendu une formidable occasion de travailler sur les représentations de l’Autre au moment où les sociétés (locale comme nationale) tentent de retisser du lien social et de forger une nouvelle communauté de destin. Ce point est d’autant plus important que, contrairement à la Résistance, l’action des étrangers dans la collaboration demeure très largement méconnue. On pourra ainsi analyser les différentes formes de collaboration pratiquées par les étrangers durant la Seconde Guerre mondiale, entre contrainte, adaptation et collaborationnisme.

3- Sortie de l’épuration et mémoires

* La question de l’expulsion ou de l’exil des étrangers menacés par l’épuration sera au cœur de la réflexion. Ces collaborateurs réels ou supposés privilégient-ils, comme on pourrait s’y attendre, leur pays d’origine ? Que deviennent-ils dans leurs pays d’accueil ? En quoi les condamnations ou la condition des étrangers épurés ont-elles redessiné les liens avec le pays d’origine ? Histoire de trajectoires et d’itinéraires partagés, cette histoire doit aussi conduire à s’intéresser aux réseaux ainsi qu’aux cercles d’accueil et d’entraide dont bénéficient les étrangers exilés. * L’étude s’attardera sur les conditions dans lesquelles les étrangers ont vécu les sanctions qui les ont frappés (double peine, exclusion définitive, réintégration dans la communauté du pays d’accueil) et ont purgé leurs peines en tentant de savoir s’il existe des spécificités en la matière. On pourra notamment se demander si les étrangers sont considérés comme une population à « rééduquer » en priorité lorsqu’ils sont derrière les barreaux. De la même façon, il est possible d’interroger la « désépuration » en mesurant le décalage existant entre peines prononcées et peines subies. Celle-ci est-elle plus ou moins rapide que celle des autres épurés ? Le statut d’étranger est-il un élément déterminant du processus ? * Une dernière réflexion portera sur les héritages, les mémoires et les usages sociaux et politiques des épurations des étrangers[3]. L’épisode de l’épuration laisse-t-il des traces dans la mémoire collective des Etats concernés et/ou dans la relation ultérieure entre ces Etats et le groupe de population concerné ? On pourra également tenter de savoir si les étrangers épurés sont un enjeu des relations diplomatiques du second xxe siècle[4]. A une autre échelle, il serait intéressant de mesurer les résonnances de l’événement au sein de la mémoire familiale. Dans une dimension rampante de l’épuration trop souvent négligée, que signifie avoir un parent ou grand-parent étranger concerné ? Encore une fois, cela pourra être l’occasion d’interroger de manière différente la mémoire collective ou individuelle des « années noires », en écho aux travaux sur la Résistance[5].

Sélection des interventions
Les propositions d’intervention pourront être rédigées en français et en anglais (une page maximum comportant un titre et un résumé évoquant notamment les sources mobilisées), seront accompagnées d’un court CV mentionnant les titres, les qualités et les récentes publications des auteurs. Elles devront être envoyées aux trois membres du comité d’organisation avant le 15 octobre 2023.
Le comité d’organisation, après avis du comité scientifique, fera connaître sa décision aux auteurs des propositions au plus tard mi-novembre 2023.
Tout en privilégiant le français, les interventions orales pourront également être présentées en anglais.

Contact
Pour de plus amples renseignements, le chercheur intéressé pourra contacter les membres du comité d’organisation.

Organisation du colloque et publication
Le colloque sera organisé à Nice les 4 et 5 juin 2024. Les actes du colloque feront l’objet d’une publication après avis du comité scientifique. Les textes définitifs des interventions devront être remis avant la fin novembre 2024 afin d’être publiés en 2025, à l’occasion des 80 ans de la Libération en France et de la fin de la guerre en Europe.

Comité d’organisation
Marc Bergère, université Rennes 2, Tempora : marc.bergere@univ-rennes2.fr
Jérémy Guedj , université Côte d’Azur, Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC) : jeremy.guedj@univ-cotedazur.fr
Fabien Lostec, université Rennes 2, Tempora : fabien.lostec@bbox.fr

Comité scientifique
Marc Olivier Baruch (CNRS, EHESS, CRH)
Olivier Dard (Sorbonne Université, UMR SIRICE)
Jean-Marie Guillon (Aix-Marseille université, TELEMMe)
Eric Jennings (université de Toronto, Canada)
Laurent Joly (CNRS, EHESS, CRH)
François Rouquet (université de Caen, HISTEME)
Xavier Rousseaux (université de Louvain, Belgique, FRS-FNRS)
Ralph Schor (université Côte-d’Azur, CMMC)
Anne Simonin (CNRS-CESPRA, EHESS)
Marie-Bénédicte Vincent (université de Franche-Comté, IHMC)
Fabrice Virgili (CNRS, UMR SIRICE)
Vanessa Voisin (université de Bologne, Italie, CERCEC
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[1] Cité dans Marc Bergère, L’épuration en France, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 18-19.
[2] Marc Bergère, Jonas Campion, Emmanuel Droit, Dominik Rigoll, Marie-Bénédicte Vincent (dir.), Pour une histoire connectée et transnationale des épurations en Europe après 1945, Bruxelles, Peter Lang, 2019. Voir en particulier la partie 3 « Groupes et populations cibles », p. 145-222.

[3] Là encore, nos questionnements croiseront un domaine en plein renouvellement : Marianne Amar, Hélène Bertheleu, Laure Teulières (dir.), Mémoires des migrations, temps de l’histoire, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2018.
[4] Ainsi, certaines amnisties ont pu être dictées par des impératifs de politique extérieure et la nécessité de tourner la page ; pensons au cas des criminels de guerre autrichiens détenus en France en 1955 comme préalable à la signature du Traité d’Etat signé avec l’Autriche.
[5] Voir Denis Peschanski, « En guise d’épilogue… La mémoire collective en questions », in Marie-Laure Graf, Irène Herrmann (dir.), L’étoffe des héros. L’engagement étranger dans la Résistance française, Genève, Georg, 2021.