Hommage à l’archiviste Brigitte Lainé
Les obsèques de Brigitte Lainé, conservatrice en chef honoraire du patrimoine depuis 2008, ont lieu aujourd’hui à Saint-Denis. Arrivée aux Archives de Paris en 1977, elle a énormément œuvré – la retraite ne l’arrêtant pas – à faire connaître et valoriser les fonds parisiens, à travers de nombreux inventaires et expositions, mais aussi en apportant des conseils incroyablement riches, individuellement, aux chercheurs et chercheuses. Bien des thèses et des livres ne seraient pas les mêmes sans elle. En produisant des guides des sources qui rendaient la masse souvent impénétrable des archives judiciaires plus accessibles, sur la base d’un véritable travail de recherche, elle a en particulier contribué au renouvellement des approches du droit et de la justice en histoire contemporaine. (Je lui dois énormément pour mes propres recherches dans les fonds du tribunal de commerce et des conseils de prud’hommes) Et ce n’est là qu’un volet de son travail, comme on peut le voir ci-dessous. Les Archives de Paris la décrivent comme « archiviste et historienne » – c’est on ne peut plus juste. Le bureau de l’AHCESR lui rend hommage et offre cette page aux collègues qui souhaitent évoquer ses immenses qualités humaines et professionnelles. (Vous pouvez utiliser l’outil de commentaire ci-dessous, ou m’envoyer un e-mail pour que j’ajoute vos témoignages)
Jean-Yves Mollier : « Femme courageuse, Brigitte Lainé n’a pas hésité à s’engager publiquement dans l’affaire du 17 octobre 1961 et à dire publiquement, à la barre du tribunal, que des archives concernant ce massacre délibéré avaient été volontairement éliminées aux Archives de Paris. Une partie de ses collègues pétitionna de façon indigne contre elle, mais c’est elle qui a sauvé l’honneur de la profession. J’avais alors suggéré qu’on lui décernât la légion d’honneur, mais les gouvernements de gauche s’y refusèrent, comme ceux de droite. A l’heure où d’aucuns auraient voulu célébrer la mémoire du maréchal Pétain (ils viennent d’y renoncer devant la montée de l’indignation nationale), il n’est peut-être pas inutile de rappeler ces faits à la mémoire de nos collègues plus jeunes. Ne pouvant assister aux obsèques de Brigitte Lainé, j’ai chargé une de ses collègues et amies de dire à sa famille ma profonde admiration pour le courage civique de Brigitte Lainé que j’ai, moi aussi, longuement côtoyée aux archives de Paris que je fréquente depuis 1971… » [lien hypertexte ajouté par CL]
Claude Pennetier : « Je tiens à dire aussi l’estime et l’admiration pour cette archiviste courageuse, efficace et modeste. Suite à la réaction civique qu’elle avait eue devant l’infamie du procès que faisait en 1999 Papon à un historien, Jean-Luc Einaudi, à propos de l’affaire du 17 octobre 1961, procès perdu par Papon, elle fut placardisée aux Archives de Paris. Je me souviens que de passage aux AD75 au début des années 2000 pour y chercher des sources nécessaires au Maitron, Brigitte Lainé m’a invité dans son bureau, mais au bout d’une demi-heure une directrice, qui ne me connaissait pas, est venue me dire « Monsieur sortez de ce bureau, le public n’y est pas admis, Madame Lainé n’a pas à vous recevoir ». Cela ressemblait à une mise en quarantaine. C’était humiliant pour le chercheur et encore plus pour l’archiviste. Elle ne supportait plus cette injustice. Son compagnon, remarquable directeur d’archives, a beaucoup souffert de cette situation. »
Annie Lacroix-Riz : « Brigitte Lainé a dû se battre contre sa hiérarchie pour pouvoir travailler conformément à sa haute conception d’une histoire indépendante (des puissants). Elle a été traitée en pestiférée, comme son collègue et ami Philippe Grand, par ses collègues bien-pensants des Chartes. Un autre soutien qui lui a fait défaut en temps utile (ma formule est euphémique) est celui d’« historiens du consensus » ‑ heureuse formule de l’historien américain du fascisme français Robert Soucy, que gênait cette volonté d’ouverture des archives : celle-ci était en effet funeste aux petits arrangements avec la réalité historique du type Le “fichier juif”, rapport de la commission présidée par René Rémond au Premier ministre, Paris, Plon, 1996. Je me réjouis vivement qu’il soit aujourd’hui rendu hommage à « ses immenses qualités humaines et professionnelles », mais je déplore que les dithyrambes officiels posthumes dissimulent les obstacles élevés par sa hiérarchie et, au-delà, par l’État français, contre la liberté d’exercice de la vaillante et honnête Brigitte Lainé. Les collègues qui l’ignoraient jusqu’à ce jour pourront aisément se renseigner sur cette placardisation notoire, qui souligne à la fois les aléas de l’indépendance scientifique et civique et l’indécence de cet « hommage » officiel à une archiviste et historienne privée de fait de la liberté d’exercer sur nombre de sujets « brûlants » (qu’est-ce qui n’est pas « brûlant » en histoire ?) : les liens http://felina.pagesperso-orange.fr/doc/arch/avril_2004.htm ; https://vacarme.org/article45.html [entretien avec B. Lainé et Ph. Grand] ; http://lmsi.net/Archives-et-raison-d-Etat , etc., sont sur la « catho de gauche » (c’est ainsi qu’elle se définissait) et grande professionnelle Brigitte Lainé autrement plus éclairants que ce très hypocrite et partiel « hommage » institutionnel. Elle mérite un véritable hommage, documenté, sans rapport avec celui des Archives de Paris. »
François Gèze : « Je partage pleinement les appréciations sur l’action courageuse de Brigitte Lainé, publiées ici par Jean-Yves Mollier, Claude Pennetier et Annie Lacroix-Riz. Cette dernière donne à juste titre la référence (sur le site lmsi.net) du chapitre consacré à l’ »affaire Lainé-Grand » par Fabrice Riceputi dans son livre La bataille d’Einaudi, comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République (Le Passager clandestin, 2015). Je rebondis sur cette référence pour signaler l’article que vient de publier Fabrice Riceputi sur le site Histoirecoloniale.net : « Brigitte Lainé ou l’honneur des archivistes français« »
Noëlle Gérôme (sur la liste de l’AFHMT) : « Elle était passionnément attachée à sa fonction de conservation des archives et d’ouverture de celles-ci à toutes les recherches des sciences humaines. D’où que viennent les demandes, elle les accueillait avec bienveillance et y répondait avec efficacité, ouvrant à tous les ressources disponibles dans l’univers des archives institutionnelles et privées. Avec les documents écrits, Brigitte Lainé reconnaissait l’importance des documents figuratifs et des objets tridimensionnels. On lui doit la première sauvegarde et le premier inventaire du dépôt du fonds « Dessins et modèles de fabrique » du Conseil des Prudhommes de Paris, avec la belle exposition « Objets » qui s’en est suivie. Ces travaux sont déterminants pour l’histoire et l’anthropologie de la « fabrique » parisienne. Ils apportent des informations, non seulement sur l’histoire des productions dans leur variété, les partis esthétiques adoptés, mais aussi les matériaux sélectionnés, les techniques mises en oeuvre, enfin les gestes nécessaires à la réalisation. Dans ce temps de deuil, il faut cependant se féliciter que les travaux d’inventaire de ce fonds se poursuivent aujourd’hui. En 1995 et en 2000, Brigitte Lainé avait accepté de participer au séminaire « La Région parisienne industrielle et ouvrière, cultures et recherches » par deux contributions fondamentales : « De la mode aux Archives de Paris et précisément dans les fonds des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles », et « La métallurgie au XVIIIe et XIXe siècles. Sources aux Archives de Paris. ». Le Guide des sources historiques de la Libération de Paris conservées aux Archives de Paris établi et publié par Brigitte Lainé, Philippe Grand et Pascale Verdier sous la direction de Jean-Marie Jenn a permis la rédaction, au Centre d’histoire du XXe siècle, d’un mémoire de maîtrise à partir des rapports de la CMP sur les incidents-attentats dans l’enceinte du métro pour la période 1940-1944. Ceci à ma connaissance, tant d’autres travaux doivent à Brigitte Lainé leurs assises archivistiques, et parfois leurs orientations. D’autres que moi, plus directement impliqués, évoqueront le combat implacable qu’elle dut mener avec Philippe Grand pour que puissent se dérouler les travaux sur la répression algériennedu 17 octobre 1961. Ce 28 septembre, elle m’écrivait encore : « Je sais gré au président de la République d’avoir reconnu l’assassinat de Maurice Audin. La République s’honore et la vérité ne peut plus être cachée. Je lui sais gré aussi d’avoir redonné une dignité aux harkis qui ont été si maltraités par la France qui avait fait appel à eux. On reconnaîtra longtemps l’importance des travaux de Brigitte Lainé pour la connaissance de l’histoire de nos sociétés, et, pour ceux qui l’ont connue, le rayonnement de sa personnalité. » » [liens hypertexte ajoutés par CL]
Nancy Green (sur la liste de l’AFHMT) : « Permettez-moi juste d’ajouter un mot pour dire combien Brigitte Lainé était également appréciée en dehors de la France par tous les chercheurs étrangers qu’elle a pu grandement aider dans les dédales des archives françaises. Je sais que la regrettée Rachel Fuchs était parmi celles et ceux qui sont devenues par la suite ami.e.s avec Brigitte, une de ces amitiés fondées sur le respect mutuel et l’amour des archives. » [lien hypertexte ajouté par CL]
Steven Zdatny (sur la liste de l’AFHMT) : « J’ajoute à ce que dit Nancy que je me souviens bien que Brigitte Lainé a été incroyablement gentille et m’a énormément m’aider à l’époque que je travaillais dans les Archives de Paris. Elle était vraiment une femme et une archviste formidable. »
Viera Rebolledo-Dhuin (sur la liste de l’AFHMT) : « Pour avoir fréquenté assidûment les Archives de Paris de la maîtrise à la thèse, pendant une dizaine d’années, je suis très touchée par cette disparition. J’aime à me rappeler Brigitte Lainé parcourir la salle de consultation pour aider les chercheurs, toujours à l’écoute de leurs interrogations renouvelées. J’ai eu l’honneur de compter sur sa présence lorsque je soutenais ma thèse aux AdP en 2011 et de recevoir de ses mains le Guide des sources judiciaires et celui sur la juridiction consulaire et le tribunal de commerce. » [liens hypertexte ajoutés par CL]
On peut lire ici un article d’Archimag, par Clémence Jost, qui reprend des extraits de nombreux autres articles et témoignages parus depuis le décès de Brigitte Lainé.
Ici, un long article très documenté de Chloé Leclerc, de France Culture, retrace également en détail son intervention dans le procès Einaudi et ses suites.