Modalités et conséquences de l’évaluation des chercheurs dans le système universitaire américain, par Alice L. Conklin
Alice L. Conklin est Professeure en histoire contemporaine à l’Ohio State University, où elle enseigne depuis 2004. Dans son intervention à l’Assemblée générale de l’AHCESR du 7 novembre 2014, elle évoque successivement deux questions dans le cadre du système universitaire états-unien, après en avoir donné une vue d’ensemble : qui évalue et selon quels critères ? Quelles sont les conséquences de ces évaluations pour les chercheurs ? La retranscription de l’intervention d’Alice L. Conklin est ci-dessous et également téléchargeable ici en version pdf.
Introduction
Je suis heureuse de vous parler du ou plutôt des systèmes d’évaluation aux États-Unis ; comme je n’en suis pas particulièrement experte, ce qui suit sera plutôt tiré de mon expérience personnelle et risque d’être un peu anecdotique. J’ai fait mes études doctorales à Princeton, Université privée comptant 5 000 étudiants « undergraduates » (inscrits en licence) et 2 500 « graduates » (inscrits en master et en doctorat). Puis j’ai enseigné 13 ans à l’Université de Rochester, Université privée comptant 5 000 « undergraduates » et 3 600 « graduates » qui est assez bien cotée aux États-Unis. Depuis 2004, j’enseigne à l’Ohio State University, immense Université publique de 50 000 « undergraduates » et 10 000 « graduates ».
Vue d’ensemble
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Aux États-Unis la plupart des historiens professionnels qui ont des postes fixes sont rattachés à un département d’histoire, soit dans une Université publique ou privée, où un étudiant peut préparer tous les diplômes – Bachelor of Arts (licence), Master, Ph. D. (thèse)-, soit dans un « liberal arts college » – établissements pour la plupart privés qui ne délivrent que le B.A. Il n’existe pas d’équivalent du CNRS. En règle générale, les historiens ne travaillent pas en laboratoires ou en équipes. C’est chacun pour soi.
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Dans le système étatsunien, on distingue trois grades : « assistant professor », « associate professor » et « full professor ». L’idéal est de décrocher un poste « tenure-track » – c’est-à-dire, où le postulant est normalement titularisé au bout de six ans – après le doctorat, dans un établissement où vous assurez deux cours par semestre. A ce stade-là, vous êtes « assistant professor » pour une durée de six ans ; si tout va bien, vous arrivez à publier votre thèse et plusieurs articles dans des revues scientifiques au cours de ces 6 ans. Une évaluation importante intervient à ce moment, et si vous êtes jugé méritant, vous recevez le « tenure », c’est-à-dire que vous êtes titularisé. Vous passez alors au grade supérieur, celui d’« associate professor » et vous devenez inamovible – même si vous ne publiez jamais plus rien. Si, ce qui est la norme, vous publiez un deuxième livre, ou un deuxième corpus important de recherches après le « tenure », vous pouvez, toujours dans la même Université, être évalué une deuxième fois et, si tout est en ordre, passer au grade de « full professor » dans le même poste. Il est assez courant de passer toute une carrière au sein d’un même département, en franchissant les trois grades. Ni habilitation, ni compétition avec d’autres candidats ne sont nécessaires pour devenir professeur. Seule suffit l’évaluation de vos collègues, eux-mêmes tous « full professors. »
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Notre système d’enseignement supérieur est très décentralisé, à la différence de ce qui se passe en France ou par exemple en Grande-Bretagne, avec le « research assessment exercise ». Chaque Université – et même chaque département – définit ses normes d’excellence, ses propres critères d’évaluation pour l’embauche et l’avancement d’un professeur ou pour l’attribution des budgets de recherche à un département ou à un individu au sein de ce département ; chaque État aux États-Unis a des critères précis ; ceci vaut également pour les Universités publiques. L’Université de Californie est un peu différente – et dans les procédures, et dans les critères d’évaluation -, par exemple, de mon université, la Ohio State University.
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Des fondations privées et publiques subventionnent la recherche dans les « humanities » : les plus connues sont le NEH (National Endowment for the Humanities) ; la John Simon Guggenheim Foundation ; l’American Council of Learned Societies ; la Social Science Research Foundation ; l’American Philosophical Society ; les bourses Fulbright. Tout universitaire peut faire une demande de bourse, mais en général ces bourses font l’objet d’une grande compétition parce qu’elles sont peu nombreuses par rapport à la demande (1 satisfaite sur 20 demandes, par exemple, pour une bourse Guggenheim). Dans tous les cas, c’est un comité d’historiens universitaires qui évalue les dossiers et décide quels sont les bénéficiaires. Pour certains universitaires – ceux qui se trouvent dans les établissements les plus pauvres où ils ont à assurer entre 3 et 4 cours par semestre -, l’attribution d’une bourse d’une fondation extérieure est le seul moyen d’avoir un semestre ou une année sabbatique pour se consacrer à la recherche, parce que le régime des congés sabbatiques – un semestre de salaire sans enseignement tous les 6 ans – n’est pas universel.
Qui évalue et selon quels critères ?
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En règle générale, nous sommes dans un système d’autogestion, si je peux dire. Les historiens évaluent les autres historiens à chaque étape de leur carrière.
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L’évaluation d’un(e) jeune historien(ne) commence à partir du moment où il/elle est admis(e) dans un programme doctoral par les historiens spécialisés en la matière. En règle générale, chaque doctorant est pris sur dossier, et se voit allouer une bourse plus ou moins importante en fonction de ses qualités intellectuelles, jugées selon 4 critères : ses scores aux fameux tests d’intelligence, le « Graduate Record Exam » ; le mémoire que le candidat a produit comme étudiant ; son carnet de notes ; et, très important, trois lettres d’évaluation écrites par les professeurs qui l’ont eu en classe. Ces lettres ne sont pas de pures formalités. La culture académique étatsunienne encourage l’honnêteté et l’inclusion de beaucoup de détails dans la rédaction de ces lettres. Celles-ci doivent convaincre et aider à classer les demandes.
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Les lettres sont de nouveau très importantes au moment de l’embauche d’un historien, quand on vous demande trois lettres de recommandation de vos professeurs. Ces lettres doivent expliquer bien clairement en quoi la thèse est novatrice. Mais c’est au moment de la titularisation que tout se joue. De 8 à 15 experts extérieurs à l’Université sont sollicités pour évaluer les travaux du postulant ; le nombre d’évaluations sollicitées dépend de la renommée du département.
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En définitive, trois critères essentiels sont pris en compte : la qualité et la quantité de la recherche, la qualité de l’enseignement et la contribution au travail administratif du département. La recherche en général est le critère le plus important des trois. C’est au chef du département de chaque établissement d’indiquer aux experts sollicités ce qui est « normalement » exigé dans le département pour mériter le « tenure », du point de vue de la recherche. Les professeurs internes au département évaluent la qualité de l’enseignement et du travail administratif. On exige au minimum la publication d’une thèse de qualité par des presses universitaires ; les experts doivent expliquer en quoi ce livre représente une contribution originale et importante. Mais ils sont libres aussi de critiquer les travaux. Les « associate » et « full professors » du département lisent le corpus en question ainsi que les lettres des experts, puis se réunissent pour discuter les mérites du candidat ; enfin, un vote à bulletin secret est organisé. Le dossier passe ensuite à un autre comité de professeurs non-historiens exerçant au sein de votre université, puis le doyen prend la décision finale sur la titularisation.
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Aux États-Unis en général, les cas les plus célèbres de refus de titularisation ont lieu généralement à un très haut niveau de responsabilité : c’est le doyen qui choisit de dire non. Soit le département n’a pas eu le courage de rejeter quelqu’un dont le profil était plutôt médiocre, soit le doyen veut « améliorer » la réputation de son Université en changeant les règles du jeu : en sus d’un bon livre et de quelques articles ou chapitres dans un ouvrage collectif, désormais il faut par exemple avoir produit un bon livre et 4 ou 5 articles dans des revues de premier rang. Le candidat rejeté peut porter plainte et même intenter un procès, mais il est difficile de faire changer l’avis des administrateurs puissants et présents dans les Universités américaines.
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Pour le passage de « associate » à « full professor », la procédure est à peu près identique ; le pire qui puisse arriver, c’est qu’on vous dise que vous n’êtes pas prêt et qu’il faut publier davantage, ou qu’il faut améliorer votre enseignement pour passer au stade supérieur. Donc, on peut refuser votre avancement, mais on ne peut pas vous renvoyer.
Conséquences de ces évaluations sur les chercheurs
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L’absence de laboratoires aux États-Unis constitue une des différences majeures entre nos deux structures universitaires. On peut faire du travail en équipe, mais cela reste un choix personnel. Je ne l’ai pas fait moi-même – c’est un modèle qui vient des sciences dures et n’a jamais fonctionné dans les humanités. Éventuellement, on peut publier un ouvrage collectif : j’ai ainsi collaboré avec deux collègues d’une autre Université pour rédiger un manuel d’histoire de la France depuis les débuts de la Troisième République. Ce genre de travail n’est pas mal perçu, mais il a un statut ambigu dans les critères d’évaluation : comment, en effet, comptabiliser dans les évaluations un travail collectif et de synthèse, non fondé sur une recherche originale ? D’un autre côté, c’est le seul genre de publication qui peut rapporter un peu d’argent ; donc beaucoup d’historiens sont tentés de s’y lancer au moins une fois dans leur carrière. De surcroît, il est inutile de préciser que ce travail collectif est très enrichissant sur le plan intellectuel.
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Dans notre monde de la recherche, où chacun travaille pour soi, se pose immédiatement la question des fonds disponibles pour mener à bien les publications essentielles conditionnant l’avancement dans la carrière. J’ai déjà évoqué le sujet plus haut avec le système des bourses qui sont ouvertes à tous pour payer une année sabbatique. En outre, chaque Université dispose de petits fonds de recherche, auxquels on peut avoir recours. Mais il est impossible de généraliser au-delà. Dans certains États – c’est le cas dans l’Ohio, bien que ce ne soit pas un État riche -, les Universités publiques permettent à chaque chef de département de répartir son budget comme il l’entend. Au département d’histoire de l’Ohio State University, la pratique est assez démocratique : chaque membre reçoit le même budget de $2500 par an, pour couvrir les voyages liés à ses recherches, pour assister aux colloques ou pour acheter des livres. Ce n’est pas beaucoup, sachant qu’un billet AR pour venir en Europe coûte $1000. Toutefois, certains professeurs négocient des budgets de recherche personnels plus importants, au cas, par exemple, où l’un d’eux reçoit une offre de poste ailleurs et que l’université où il est déjà titularisé veut le garder. Comme par miracle, l ‘administration centrale (le doyen) trouve alors des fonds supplémentaires…
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Pour mettre tout ceci en perspective, il convient de préciser que le salaire annuel d’un « assistant professor » dans mon Université est de $64,000, dans une ville de province où le coût de la vie n’est quand même pas comparable à celui de New York ou de la Californie. Mais quelqu’un qui a été embauché dans les années 90, par contre, risque d’avoir un salaire bien inférieur même après 20 ans de travail, parce qu’il n’existe aucune politique de rattrapage des salaires.
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Je n’ai pas besoin de préciser que plus une Université est riche, plus les congés sabbatiques sont fréquents, plus les budgets de recherches attribués à chaque membre d’un département sont généreux, et plus exigeante est l’Université en termes de publications de prestige.
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Reste à définir ce qu’est une publication de prestige. Pour l’instant, aucun système quantitatif d’évaluation n’a été élaboré. Il existe un consensus plus ou moins partagé dans la profession sur « les bonnes presses universitaires » et sur les revues censées être les plus « prestigieuses » – mais il y a forcément une grande part de subjectivité dans nos critères d’évaluation. Cela dit, on n’est pas dans un régime nous imposant de publier un nombre minimum d’articles chaque année ou tous les deux ans. On garde le droit de travailler à son propre rythme, de se consacrer à un livre qui exige des recherches pendant plusieurs années avant de publier ses résultats. Le risque est de ne bénéficier d’aucune hausse de salaire pendant cette période, mais les « augmentations de salaires » sont tellement dérisoires que cela ne motive pas pour produire davantage et plus vite. Et les syndicats de professeurs sont très rares.
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En somme, j’estime que nous, les historiens étatsuniens – au moins ceux de ma génération -, avons de la chance, parce que, pour le moment, chaque département reste assez autonome dans ses pratiques, ainsi que chaque historien. Mais de gros nuages noirs pointent à l’horizon : les postes fixes disparaissent, on embauche de plus en plus des professeurs avec des contrats à durée limitée, on produit sans doute trop de doctorats, ce qui facilite cette exploitation intolérable. Par conséquent, les inégalités s’accentuent entre les enseignants privilégiés et les non-privilégiés, entre les Universités riches et les établissements pauvres : c’est là un autre des effets pervers de la globalisation.
Alice L. Conklin est Professeure en histoire contemporaine à l’Ohio State University, où elle enseigne depuis 2004. Elle a obtenu son doctorat en histoire de Princeton University en1990 et a enseigné à l’University of Rochester de 1991 à 2004. Ses domaines de recherches sont l’histoire des colonisations et des Empires et l’histoire des sciences humaines. Ses principaux ouvrages sont In the Museum of Man: Race, Anthropology and Empire in France, 1850-1950 (Cornell University Press, 2013) [traduction française en cours] et A Mission to Civilize: The Republican Idea of Empire in France, 1890-1930 (Stanford University Press, 1997), et avec Sarah Fishman et Robert Zaretsky, France and Its Empire since 1870 (Oxford University Press, 2014 [2010]).