Sociétés coloniales : exposé d’Odile Goerg
Le 24 mai 2012, à Créteil, l’AHCESR a participé à l’organisation d’une journée « Sociétés coloniales » en lien avec le nouveau programme de CAPES, avec Thierry Bonzon (Marne-la-Vallée, équipe ACP), Rémi Fabre (UPEC, laboratoire CRHEC) et Marie-Albane de Suremain (UPEC et laboratoire SEDET). Nous avons le plaisir de vous donner à lire ici les textes des intervenants.
Les enregistrements audio de leurs interventions peuvent également être écoutés sur le site du Centre de recherche en histoire européenne de l’UPEC.
Odile Goerg est professeure à l’Université Paris 7-Denis Diderot, Sedet.
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Le cinéma en Afrique de l’ouest : pratiques sociales partagées, pratiques sociales séparées (années 1930-1950)
La question du partage des moments et des lieux de loisir, entre individus au statut juridique (sujet, citoyen…) ou niveau socio-économique différent, est au cœur de cette communication. Cette problématique est appliquée au cinéma, loisir importé contemporain de la deuxième phase coloniale. Si les images animées connaissent un succès immédiat auprès de tous les publics, les occasions de voir des films sont très inégalement réparties dans l’espace (villes/campagnes) et dans le temps. Au-delà de la question de la diffusion de ce loisir (cf. bibliographie), colonisateurs et colonisés, lettrés ou catégories populaires fréquentaient-ils les mêmes cinémas ? Voyaient-ils les mêmes films ? Partageaient-ils la même expérience ?
Historiographie
Ce questionnement, que l’on peut transposer sur d’autres lieux de loisir (théâtre, concerts), est appliquée à l’Afrique au sud du Sahara. Hormis, le fait que ce vaste sous-continent est mon domaine d’expertise, et le cinéma comme pratique au sens de mes intérêts, rares sont les chercheurs qui abordent la question du cinéma sous l’angle de la pratique sociale, même pour les pays colonisés qui furent des producteurs précoces de films comme l’Inde1 ou l’Égypte2. Les études sont en général centrées sur les films eux-mêmes et notamment sur les messages véhiculés dans le contexte colonial, par les films occidentaux ou non. Cette présentation est donc une recherche en cours, insistant sur la diversité des sources à la disposition des chercheurs mais aussi sur la complexité de leur interprétation.
Contexte et caractéristiques
Dès son invention en 1895, le cinéma se diffuse du Caire au Cap mais alors qu’il se développe rapidement durant l’entre-deux-guerres au Maghreb ou en Inde, le nombre de salles et de spectateurs ne s’accroît réellement au sud du Sahara qu’après la Deuxième Guerre. Ainsi en 1948, seules les grandes villes d’AOF sont équipées et ne disposent généralement que d’un seul cinéma tandis que dix ans plus tard un minimum de 47 villes est concerné totalisant 75 cinémas, de plein air en général3. L’expansion, évidente dans les quartiers périphériques des grandes villes, ne touche que marginalement les sociétés rurales, via le cinéma ambulant. Les Européens, familiers du cinéma, y recourent volontiers dans les colonies où les loisirs sont limités. Les Africains, tout comme les autres populations, sont attirés par les images que certains ont découvert en Europe ; ils peuvent alors, à l’instar de l’homme d’affaires Alfred John Ocansey (1889-1943) de Gold Coast (Ghana) participer à la création de lieux de projection. Le cinéma est en effet affaire d’entrepreneurs privés, les autorités coloniales n’intervenant que par le biais de la réglementation (ordre public et sécurité ; censure).
Problématique
On peut résumer la question posée à celle du partage du lieu ou du partage dans le lieu. Le premier cas exclut les colonies où des formes de ségrégation légale séparent les lieux de projection (Afrique australe, Congo belge et Kenya dans une moindre mesure). Dans ce contexte, la question du partage ne se pose pas. Ailleurs, c’est-à-dire dans la majorité des colonies, Maghreb inclus, la loi ne sépare pas les lieux mais des formes indirectes de séparation se mettent en place : d’une part par le biais du placement à l’intérieur de la salle et des catégories de prix, de l’autre par l’intériorisation des interdits comme le montre le témoignage de Maurice Méker : « Si les cinémas sont mixtes, les Africains ne sont admis que dans les dix premiers rangs. Ils doivent suivre une file d’attente distincte. Et tout cela n’a aucun caractère réglementaire. Il s’agit d’un simple conditionnement du comportement » (situé à Abidjan, années 1930)4.
La diversité des situations, selon la culture politique locale (les citoyens des Quatre communes du Sénégal, le rôle des bourgeoisies marchandes de la côte de Guinée, la part des scolarisés, les pratiques théâtrales antérieures…) ou l’importance et la composition de la population européenne5, rend la réponse complexe, réponse qui se situe entre la loi et la pratique en situation coloniale. Les grandes lignes sont ici esquissées (cf intervention orale mise en ligne par l’univ. de Créteil)
Catégories statutaires et/ou sociales ? Catégorie de prix ?
La question est ici de savoir si la pratique instaure les colonisés en tant que catégorie dans les cinémas, au même titre que les militaires ou les enfants par exemple.
Les catégories de prix (3 classes généralement), concrétisées par le confort des sièges (fauteuils ou bancs) et la proximité par rapport à l’écran (les places les plus chères sont à l’arrière) renvoient bien évidemment en situation coloniale à une opposition de niveau de vie entre étrangers et autochtones, entre colons ou colonisateurs et colonisés. Mais ceci n’empêche pas des colonisés aisés d’acheter les places les plus chères, comme l’indique Amadou Hampaté Bâ (1900-1991) : « Selon la somme qu’on verse, on est muni d’un billet de 1ère, 2ème ou 3ème classe. La 1ère classe est réservée aux Européens. Mais il y a quelques rares exceptions, quelques Africains privilégiés » (Bamako, 1934)6.
La distinction est donc sociale et non raciale ou statutaire, même si certaines sources intriguent les chercheurs. Ainsi un arrêté municipal autorise en 1918 « l’installation sur la chaussée bordant le Grand Hôtel de Conakry [Guinée] des bancs et sièges destinés aux spectateurs indigènes, en vue de l’exploitation de son cinéma »7. Comment interpréter cet arrêté alors que cet hôtel est situé dans le quartier européen, peu fréquenté par les Africains de nuit ? S’agit-il d’une tentative pour l’hôtelier de rentabiliser un équipement cinématographique alors que les Européens ont déserté la ville du fait de la guerre ? Vise-t-on les Sierra Léonais, plus aisés, les commerçants libano-syriens au statut ambigu ? Il est dur de trancher. De même, que tirer du groupe hétéroclite « enfants, militaires, indigènes » proposé par le Bataclan (sur le Plateau, quartier européen) en 1936 alors qu’à Dakar les colonisés sont citoyens et non « indigènes » justement ? On imagine mal un guichetier demander aux clients de prouver leur statut, dans une ville où les migrants (non citoyens) sont nombreux ; ceci aurait été de plus interprété comme un affront par les anciens citadins.
Ces questions nous incitent en tout cas à pénétrer dans le cinéma pour voir comment se fait la répartition des spectateurs.
Les modalités de partage des lieux
L’exemple de Bamako illustre à merveille ce propos. Tout d’abord parce que le gouverneur du Soudan (Mali) a répondu à l’enquête de 1932 sur le cinéma, nous donnant ainsi de précieuses informations :
« Le cinéma tenu au Buffet de la gare est surtout fréquenté par les Européens, en raison de la nature des films représentés qui sont assez intéressants ; mais le prix élevé des places ne leur permet pas d’y assister régulièrement. On ne compte guère, pour une population de 500 Européens, qu’une cinquantaine de spectateurs au maximum par séance. L’élément indigène n’y est représenté que par un petit nombre d’individus lettrés, plus évolués, fonctionnaires ou employés de commerce […].
Par contre, le cinéma tenu par Mme Mahl assez peu suivi par les Européens est très fréquenté par l’élément populaire indigène ; le bon marché des places, et la nature des films présentés dont il saisit mieux l’action en sont les causes principales »8.
Cette description précise fait ressortir à la fois la notion d’espace partagé, sans discrimination, et celle de préférence affichée par les spectateurs selon le prix et le genre de film.
Une anecdote autobiographique, rapportée par Birago Diop et située précisément le 13 décembre 1939, ce qui montre la façon dont elle a marqué la mémoire, nuance une vision qui serait trop consensuelle ou fraternelle. Ayant fait des études à Toulouse, notable de Bamako en tant que vétérinaire, marié à une Française, il se trouve confronté au cinéma à un Européen qui conteste son droit à s’asseoir au fond :
« C’est dommage que le temps de la chicotte soit passé. Si ce n’est pas malheureux de voir des blancs debout et des nègres vautrés dans les fauteuils. » Diop lui rétorque : « ‘Les nègres, ils t’emmerdent’ ». Une rixe s’en suit où la salle, Africains comme Européens, prend en fait le parti de Diop. Celui-ci est pleinement conscient de la portée symbolique de son acte : « J’avais ‘exorcisé’ la jeunesse de Bamako de sa crainte révérentielle et mi-séculaire du Toubabou, du Blanc »9.
Cette anecdote dépasse rapidement le lieu de projection et circule dans toute la ville, preuve de son importance ; elle vaut à l’épouse de Diop, le surnom de « la femme du boxeur ». La barrière invisible avait pu être verbalement transgressée du fait de la personnalité et de la position sociale de Diop dans l’échiquier colonial. Il avait ouvert les portes pour d’autres, subissant plus directement la domination et intériorisant l’infériorité véhiculée par les valeurs coloniales.
Comment conclure alors que toute généralisation s’avère difficile tant jouent les données sociologiques propres à chaque ville ? D’une part, on peut noter qu’au fil des années, une certaine diversification des cinémas s’opère dans les grandes villes, aboutissant à un clivage classique entre cinémas de banlieue fréquentés par les catégories populaires et ceux du centre-ville où clientèle aisée, mêlant Européens et Africains, partagent bien souvent les mêmes normes morales ou intérêts culturels. Partagent-ils pour autant la même expérience ou ne sont-ils que juxtaposés dans la salle ? La parole circule encore peu, même dans les années 1950 hors de petits cercles militants. Par ailleurs, dans les nombreuses villes où le lieu de protection est unique, le cinéma peut être une arène politique où des colonisés, jeunes pour la plupart, s’arrogent une parole à laquelle ils ont difficilement accès. L’expression d’opinions dans un espace où figurent des Européens a une grande portée, comme le montre ce rapport retransmis par un spectateur militaire :
«… le propos suivant tenu par un leader R.D.A.10 a été entendu dans une localité du Niger : ‘Nous devons imiter les Français de PARIS et ne pas craindre de verser notre sang pour notre pays et pour nos libertés »11.
La portée subversive de La Bataille du Rail (René Clément, 1er prix du 1er festival de Cannes) magnifiant la résistance des cheminots fut ainsi mise en évidence et le film retiré des écrans de Niamey.
Ainsi si le partage du lieu de projection, selon des modalités variées, fut la règle générale, la perception des images dépendait largement du statut et de la culture des spectateurs.
Bibliographie succinte (sur le cinéma en situation coloniale)
Ambler Charles ‘Popular Films and Colonial Audiences in Central Africa’, in Melvyn Stokes et Richard Maltby (éd.) Hollywood Abroad. Audiences and Cultural Exchange, bfi Publishing, 2004, 183 p.
Burns James « The African Bioscope—Movie-House Culture in British Colonial Africa » pp 65-80, in Afrique et Histoire, n°5, 2006.
Convents GuidoImages & démocratie. Les Congolais face au cinéma et à l’audiovisuel. Une histoire politico-culturelle du Congo des Belges jusqu’à la République démocratique du Congo (1896-2006), Kessel-Lo, Afrika Filmfestival, 2006, 487 p.,
Corriou Morgan
– « Un nouveau loisir en situation coloniale : le cinéma dans la Tunisie du Protectorat (1896-1956) », thèse, Paris Diderot, 2011.
– (dir.), Publics et spectacle cinématographique en situation coloniale, Tunis, IRMC-CERES (à paraître).
– « Le choix entre l’Orient et l’Occident ? Les Tunisiens et le cinéma dans les dernières années du protectorat français (1946-1956) » in E. Sibeud (dir.) Cultures d’Empires ? Circulations, échanges et affrontements culturels en situations coloniales et impériales, Karthala (à paraître).
Fair Laura ‘They stole the show!’: Indian films in coastal Tanzania, 1950s–1980s, Journal of African Media Studies, vol. 2, n°1, 2010
Goerg Odile
« Entre infantilisation et répression coloniale. Censure cinématographique en AOF. ‘grands enfants’ et protection de la jeunesse », Cahiers d’Etudes Africaines, n°205, pp 165-198, 2012.
« Retrouver les traces des cinémas en Afrique dans l’entre-deux-guerres », Images & Mémoires, n°28, pp. 7-12, 2011
« Cinéma et censure en Afrique Occidentale française : entre Ordre public et conservation des moeurs et des traditions nationales et locales », pp 201-221 in Images, mémoires et savoirs. Une histoire en partage avec Bogumil Koss Jewsiewicki, I. Ndaywel Nziem et E. Mudimbe-Boyi (éd.), Karthala, 2009
« Les cinémas en Afrique : de nouveaux lieux de sociabilité ? », pp 253-278 in Lieux de sociabilité urbaine en Afrique, L. Fourchard, O. Goerg, M. Gomez-Perez (éd.), L’Harmattan, 2009.
Gondola Ch. Didier, “Tropical Cowboys: Westerns, Violence, and Masculinity among the Young Bills of Kinshasa”, Histoire & Afrique, n°7, mai 2009, pp 76-98.
Ramirez Francis & Christian Rolot Histoire du cinéma colonial au Zaire, au Rwanda et au Burundi. Tervuren: Musée Royal de l’Afrique Centrale, 1985.
Reinwald Brigitte “Tonight at the Empire – Cinema and Urbanity in Zanzibar, 1920s to 1960s”, pp 81-109, in Afrique et Histoire, n°5, 2006.
1 Chowdhry, Prem 2000. Colonial India and the Making of Empire Cinema: Image, Ideology, and Identity. Manchester: Manchester University Press.
3 GUID’AOF édition de 1948 et 1958 ; il s’agit d’un ordre de grandeur car ce guide touristique, à destination des Européens, est manifestement lacunaire et ne comptabilise pas tous les lieux de projection des petites villes ou banlieues.
4 Le temps colonial. Itinéraire africain d’un naïf du colonialisme à la coopération. 1931-1960, NEA, 1980.
5 Seul un nombre élevé justifierait une salle réservée, faisant du partage obligatoire le règle de facto.
6 « Le dit du cinéma africain », pp 11-22 in Haffner Pierre, Essai sur les fondements du cinéma africain, NEA, 1978.
8 Archives Nationales du Mali 1D 62, enquête du 24 juin 1932, direction des Affaires Politiques et admnistratives.