Sociétés coloniales : exposé de Pierre Brocheux
Le 24 mai 2012, à Créteil, l’AHCESR a participé à l’organisation d’une journée « Sociétés coloniales » en lien avec le nouveau programme de CAPES, avec Thierry Bonzon (Marne-la-Vallée, équipe ACP), Rémi Fabre (UPEC, laboratoire CRHEC) et Marie-Albane de Suremain (UPEC et laboratoire SEDET). Nous avons le plaisir de vous donner à lire ici les textes des intervenants.
Les enregistrements audio de leurs interventions peuvent également être écoutés sur le site du Centre de recherche en histoire européenne de l’UPEC.
Pierre Brocheux est maître de conférence honoraire en Histoire contemporaine, spécialiste de l’Asie du Sud-Est et du Viet Nam.
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En Extrême-Orient, les Français avaient conquis et dominé pendant près d‘un siècle des possessions qui furent la pièce maîtresse de leur empire colonial. Ils s’étaient taillé un empire informel en Chine (concessions, territoire à bail, investissements financiers et ferroviaires, zone d’influence englobant la province méridionale du Yunnan). Entre la Chine et le Siam, ils avaient placé sous tutelle trois entités territoriales et politiques : les royaumes vietnamien et cambodgien et les principautés lao. Le royaume Dai Viet (réunifié en 1802 sous le nom de Viet Nam) fut fractionné en trois « pays », du sud au nord : la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin. Ces appellations n’étaient pas neutres, elles étaient empruntées au vocabulaire des missions catholiques (Cochinchine et Tonkin) et chinois (An Nam : le sud pacifié, longtemps marche puis état tributaire de l’empire Han). Le but était de nier l’ancienneté de l’État indépendant fondé au 10ème siècle. La Cochinchine fut érigée en colonie administrée directement, tandis que l’Annam et le Tonkin reçurent le statut de protectorat de même que le Cambodge et le Laos et conservèrent leurs institutions monarchiques. Au début du 20ème siècle , la suprématie française fut renforcée par la création du Gouvernement général de l’Indochine dotée d’un appareil administratif central et l’administration indirecte évolua vers l’administration directe : les résidents supérieurs dans les protectorats et le gouverneur de la Cochinchine décidaient en dernier ressort. L’imperium français prit fin le 9 mars 1945 lorsque l’armée japonaise renversa le pouvoir de l’administration française après quatre années de cohabitation et de collaboration d’État (Vichy-Tokyo). L’Indochine française cessa d’exister en dépit d’une tentative de « restauration de la souveraineté française » par la voie militaire, 1945-1954. (Pierre Brocheux et Daniel Hémery)
La conquête achevée (circa 1897), la colonisation française se déploya dans deux registres : l’économique et le culturel. Les changements de l’économie affectèrent la production et les échanges : expansion de l’économie indigène (riziculture), ouverture de nouveaux secteurs par le capitalisme métropolitain et chinois (grandes plantations, mines et industries, transports maritimes et ferroviaires). Même les minorités ethniques dites proto-indochinoises comme celles des hauts plateaux centraux, de la Haute région tonkinoise et du Laos furent intégrées dans l’économie monétaire par le biais de l’impôt et des échanges commerciaux (Gerald C. Hickey). Le changement d’échelle fut également géographique : l’économie régionale centrée sur la mer de Chine méridionale avec la diaspora chinoise pour principal agent, fut insérée dans l’économie impériale française : investissements, communications, échanges, migrations de main d’œuvre (Pierre Brocheux). La « colonisation de l’imaginaire » commencée avec la diffusion du catholicisme au 17ème siècle se poursuivit aux 19ème et 20ème s., portée par la culture moderne de la Troisième République via l’enseignement, la presse et la littérature véhiculées par le quốc ngử, transcription alphabétique, dite romanisée, de la langue viet .
Le capitalisme français, les techniques et la culture occidentale moderne déterminèrent la recomposition des sociétés indochinoises mais à des degrés divers, le Viet Nam fut le théâtre principal des transformations parce que son organisation sociale, culturelle et politique « avancée » la rendit plus perméable et réceptive à la civilisation européenne. En effet, dès la deuxième moitié du 19ème s., le mouvement réformateur et moderniste chinois influença la classe des lettrés et mandarins et le Meiji japonais (qui promut la modernisation à l’occidentale) leur apparut comme l’exemple à suivre. Au Cambodge et au Laos, la centralité et la prégnance du Bouddhisme dans l’ethnie majoritaire, ses institutions et sa culture imprima un tempo lent à son évolution.
L’action sanitaire et médicale (Laurence Monnais-Rousselot) fut responsable de la progression démographique qui renforça la disparité population/ressources au Tonkin et au nord Annam et, de ce fait, accrut la « faim de terre » et aggrava les rapports sociaux possédants/prolétaires (Pierre Gourou et René Dumont). Dans le delta méridional sous-peuplé, les problèmes sociaux des campagnes se rapportaient à l’existence des grandes propriétés et aux conflits fonciers qui opposèrent les latifundiaires aux fermiers et aux petits paysans du front pionnier ; la riziculture commerciale et spéculative conduisit à l’endettement chronique dont la gravité fut révélée par la grande crise économique de 1930-1933 (Pierre Brocheux 1 et 2).
La surpopulation relative du Vietnam septentrional donna naissance aux flux migratoires intra-indochinois et ultra-marins : des dizaines de milliers de Tonkinois fournirent la main d’œuvre des grandes plantations d’hévéas du sud (y compris au Cambodge et dans le Bas Laos), aux mines du Tonkin et du Laos. Des milliers d’autres travailleurs contractuels exploitèrent les mines de nickel de la Nouvelle Calédonie et les plantations des Nouvelles Hébrides (Vanuatu). En 1914-1918 et 1939-1945, des dizaines de milliers d’autres furent transportés en France pendant les deux guerres mondiales et une majorité rentra chez elle alphabétisée, ayant reçu une formation professionnelle et acquis des références politiques et sociales de la métropole (Kim Loan Vu-Hill). À la fin de la seconde guerre mondiale, les populations viet, khmer, lao demeuraient rurales à une majorité écrasante mais on vit émerger un nouveau monde du travail : coolies (hommes de peine ou manœuvres), ouvriers, employés des services publics et des entreprises privées dont le nombre dépassa les 300 000 en 1939. Il faut leur ajouter autant d’artisans et de paysans-artisans dans les villes et les campagnes.
Même si une majorité d’enfants n’était pas scolarisée, l’enseignement colonial engendra, dans les années 1930, une intelligentsia moderniste (P. Bezançon, Trinh Văn Thảo, Nguyễn Văn Ky), une minorité certes mais fondatrice. Scientifiques, techniciens, écrivains et artistes formaient, à la veille du conflit mondial, ce que le gouverneur général (socialiste) Alexandre Varenne appelait le « tiers état annamite » grâce à qui le Viet Nam sortit de l’orbite culturelle chinoise et s’émancipa de traditions obsolètes. Après avoir revendiqué (en vain) l’égalité de droits avec les colonisateurs, cette élite leur arracha l’indépendance de leur nation. Et la lutte des Vietnamiens pour l’indépendance produisit un effet d’entraînement sur leurs voisins cambodgien et lao.
L’historiographie de la colonisation française en Indochine a évolué dans les vingt dernières années. L’étude des sociétés indochinoises sous domination française fut longtemps le fait des officiers de l’armée et de la marine, des administrateurs civils et des missionnaires catholiques (Nguyễn Văn Phong): elle relevait en partie de l’orientalisme mais elle répondait essentiellement au souci de justifier la mise sous tutelle et la gouvernance coloniale pour les uns et à la définition de stratégies les plus aptes à faire progresser l’évangélisation pour les autres (Laurent Dartigues). Néanmoins, des ouvrages de cette catégorie sont des apports de valeur à la connaissance de ces pays (notamment les études du RP Léopold Cadière sur la religion annamite). Cependant, nous devons une connaissance savante et approfondie de la société rurale nord vietnamienne au géographe Pierre Gourou et à l’agronome René Dumont, leurs ouvrages sont aujourd’hui des références incontestées pour les Vietnamiens eux mêmes.
Jusqu’à la fin des années 1990, la rencontre des sociétés indochinoises avec les colonisateurs était abordée essentiellement à travers le prisme politique (théories et pratiques) et dans le mode de la confrontation binaire : « choc des civilisations », agression culturelle, colonialisme versus anticolonialisme. Aujourd’hui des historiens ont changé de paradigme : la société vietnamienne, notamment, est abordée sous l’angle interne de ses métamorphoses et en la replaçant dans l’évolution du « monde sinisée » (P.Brocheux 2 et 3). La modernisation i.e la mise à jour est née d’interactions, de transactions et finalement d’enculturations syncrétiques qui sont des actes volontaires. Par exemple, les Vietnamiens ont dissocié le quốc ngử de son imposition par une puissance étrangère pour en faire le vecteur de la culture nationale moderne, ils ont cessé d’amalgamer le christianisme et la domination coloniale et conçoivent cette religion comme une dimension de la culture nationale de même que dans un passé lointain ils ont intégré le confucianisme et le bouddhisme, doctrines étrangères elles aussi.
Nous sommes parvenus au stade d’une « histoire autonome », pour reprendre le vœu de l’historien américain John Smaïl, qui n’est ni “colonialiste” ni “nationaliste” (P. Brocheux, Buì Trần Phựơng, Nguyễn Thế Anh, Nguyễn Văn Ký, E. Poisson ,Trinh Văn Thảo)
Indications bibliographiques
Bezançon P., Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise.1860-1945, Paris, L’Harmattan, 2002
Brocheux P. et Hémery D., Indochine la colonisation ambiguë.1858-1954, Paris, 1995, 2ème édition 2000
Brocheux P.1 , The Mekong Delta. Ecology, Economy, and Revolution. 1860-1960, University of Wisconsin Press, 1995, 2ème édition 2009
-id – 2, Une histoire économique du Viet Nam. 1850-2007. La palanche et le camion, Paris, Les Indes savantes, 2009
-id- 3, Histoire du Viet Nam contemporain. La nation résiliente, Paris, Fayard, 2011
Buì Trần Phựơng, Viet Nam 1918-1945. Genre et modernité, émergence de nouvelles perceptions et expérimentations, Thèse de doctorat inédite, soutenue à Lyon II-Louis Lumière en 2008
Dartigues L., L’orientalisme français en pays d’Annam.1862-1939. Essai sur l’idée française du Vietnam, Paris, Les Indes savantes, 2005
Dumont R., La culture du riz au Tonkin, Paris, SEGMC, 1935, réédité en 1995 (Université de Patani, Thaïlande)
Gourou P., Le paysan du Delta tonkinois, Paris, EFEO, 1936
-id- , L’utilisation du sol en Indochine française, Paris, P. Hartmann, 1940
Hickey G.C, Sons of the Mountains. Ethnohistory of the Vietnamese Central Highlands to 1954, Yale University Press, 1982
Monnais-Rousselot L., Médecine et colonisation, l’aventure indochinoise,. 1860-1939, Paris, CNRS-éditions, 1999
Nguyễn Phương Ngọc, À l’origine de l’anthropologie au Viet Nam. Recherche sur les auteurs de la première génération., Thèse de doctorat inédite soutenu en 2004 à l’Université de Provence
Nguyễn Thế Anh, Parcours d’un historien du Viet Nam (Recueil d’articles), Paris, Les Indes savantes, 2008
Nguyễn Văn Ký, La société vietnamienne face à la modernité. Le Tonkin de la fin du XIXème siècle à la Seconde guerre mondiale, Paris, L’Harmattan,1995
Nguyễn Văn Phong, La société vietnamienne de 1882 à 1902 d’après les écrits des auteurs français, Paris, PUF, 1971
Poisson E., Mandarins et subalternes au nord du Viet Nam. Une bureaucratie à l’épreuve (1820-1918), Paris, Maisonneuve et Larose, 2004
Trinh Văn Thảo, L’École française en Indochine, Paris, Karthala, 1995
– – – , Vietnam. Du confucianisme au communisme, Paris, L’Harmattan, 2007