Sociétés coloniales : exposé d’Alain Delissen

Le 24 mai 2012, à Créteil, l’AHCESR a participé à l’organisation d’une journée « Sociétés coloniales » en lien avec le nouveau programme de CAPES, avec Thierry Bonzon (Marne-la-Vallée, équipe ACP), Rémi Fabre (UPEC, laboratoire CRHEC) et Marie-Albane de Suremain (UPEC et laboratoire SEDET). Nous avons le plaisir de vous donner à lire ici les textes des intervenants.

Les enregistrements audio de leurs interventions peuvent également être écoutés sur le site du Centre de recherche en histoire européenne de l’UPEC.

Alain Delissen est directeur de recherche, CNRS-EHESS.

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L’empire colonial japonais relève-t-il de l’histoire générale de la colonisation ? Le point de vue d’un coréaniste

L’empire colonial japonais est peu connu et peu enseigné en France.

  1. Qu’est-ce que l’empire japonais ? Contours, ambiguïtés et périodes

Il est composé de six sous-ensembles, et centré sur l’archipel japonais : Taïwan pris à la Chine par le traité de Shimonoseki en 1895 ; Port Arthur, le Liaodong et la moitié de l’île de Sakhaline acquis en 1905 à la suite de la guerre russo-japonaise ; les îles de Micronésie prises aux Allemands (traité de Versailles en 1919) ; la Mandchourie –protectorat imposé en 1932. La SDN ayant refusé de reconnaître l’Empire du Mandchoukouo, le Japon a quitté la SDN.

La notion d’empire Japonais comporte des ambigüités : il faut distinguer cet empire colonial de l’empire informel et de l’empire de guerre.

L’empire informel comporte les zones d’influence, par exemple les concessions en Chine

Pendant la seconde guerre mondiale, les Japonais se constituent un empire de guerre qu’ils nomment « sphère de prospérité » : 36 millions de km2

 

La périodisation

L’arrivée des Américains au Japon en 1857 provoque à terme la décision d’ouverture et modernisation du pays : l’ère Meiji en 1867.

De 1895 à 1919 se constitue l’Empire, l’expansion progressive par la guerre aux dépens d’autres puissances et par la guerre de pacification en Corée et à Taïwan.

De 1920 à 1931 : tendance à l’intégration des colonies, l’ouverture, mais celle-ci est remise en cause par la crise économique mondiale. En 1940, trois millions de Japonais résident dans les colonies d’Asie, dont 800 000 en Corée. L’empire colonial est donc aussi une occupation humaine dans des territoires déjà bien occupés et mis en valeur.

De 1931 à 1945, guerre totale. En 1945, la reddition du Japon sans condition lui fait perdre d’un coup toutes ses colonies, à la fois les vieilles colonies et la « sphère de prospérité » conquise pendant la guerre. Les anciennes colonies doivent très vite se structurer politiquement dans le contexte de la guerre froide.

  1. Qu’est-ce-que la Corée coloniale ?

Vieux pays, vieux royaume, la Corée est le « joyau » de cet empire colonial. Elle a tardé à s’ouvrir, préférant dans les années 1860 une politique de repli destinée à préserver son indépendance, et se moderniser au cours des années 1880. Le Japon, en exerçant de fortes pressions sur le gouvernement coréen, et en s’appuyant sur le parti réformiste, obtient en 1876 l’ouverture du pays. Il entame une période de proto-colonisation, exerçant une influence commerciale, politique, etc. Mais la Chine est aussi influente, appuyée par le parti conservateur. C’est pourquoi le Japon entre en guerre (1894-95) contre la Chine qui, vaincue, doit laisser la Corée sous zone d’influence japonaise. La Corée cherchant alors la protection de la Russie, le Japon triomphe dans la guerre contre elle (1905). Il obtient ainsi le champ libre en Corée, avec laquelle est signé en 1905 un traité de protection, avant une annexion officielle en 1910.

Etant donnée la proximité géographique et culturelle entre les deux pays, le Japon prétend aider la Corée à aller dans la bonne voie « moderne » ; il envisage dans les années 1920 une politique d’harmonisation pour trouver avec elle des points communs. Mais au fur et à mesure de l’expansion de l’Empire japonais, la Corée, considérée comme plus proche, est soumise à une politique d’assimilation plus brutale. A partir de 1940, la langue coréenne disparaît de l’enseignement scolaire. Plus tard dans la guerre, cette politique se radicalise et vise à éliminer les signes de la culture coréenne (les noms de famille).

Entre 1905 et 1945, les Coréens sont sujets japonais. Ils ont la nationalité japonaise. L’administration et l’état civils reconnaissent des ethnicités. Mais l’exercice de la citoyenneté est territorial. Ainsi ni les Coréens ni les Japonais quand ils résident en Corée ne sont-ils citoyens japonais ; en revanche un Coréen résidant au Japon est un citoyen japonais qui élit et est éligible.

Les Japonais vivant en Corée représentent 4% de la population ; ils vivent surtout dans les villes, zones de contacts : Séoul compte 30% de Japonais et 70% de Coréens. La ségrégation est spatiale, avec des espaces intermédiaires. Il n’existe très peu de mariages mixtes.

Les rapports sociaux ont été difficiles entre les deux populations. Omniprésente et omnipotente, la gendarmerie coloniale était forte de plusieurs milliers d’hommes. Des violences ont eu lieu dans le contexte difficile qui a suivi le terrible tremblement de terre qui détruisit Tokyo en 1923 : le Japon connut alors des pogroms anti-coréens. Pendant la guerre, les Coréen(ne)s ont été maltraités (mobilisation de type STO). Cf. aussi le problème des « femmes de réconfort », surtout des Coréennes, livrées aux soldats japonais.

L’économie de la Corée a été gérée comme celle d’une périphérie du Japon : l’accent a d’abord été mis sur la production agricole, la Corée est devenue le grenier à riz du Japon. Puis, sur les bases d’un capitalisme local qui se renforce, les industries ont été développées : industries minières, électrochimie, dans le but de contribuer à l’industrie d’armement. Au terme de la guerre, la société coréenne s’en trouve fortement inégale.

Quelques références bibliographiques :

  1. Alain Delissen et Arnaud Nanta « Sociétés et possessions coloniales japonaises (fin xixe à mi-xxe siècles) » p. 173-182 dans Frémaux, Barjot, manuel de concours, SEDES,(sous presse, pagination à vérifier)
  2. Alain Delissen, « La Péninsule coréenne aux 19e et 20e siècles » in H. Rotermund (dir.), L’Asie orientale aux 19e et 20e siècles, Paris, PUF « Nouvelle Clio », 1999.
  3. Lionel Babicz, Le Japon face à la Corée à l’ère Meiji, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002 
  4. Ramon H. Myers et Mark R. Peattie (dir.), The Japanese colonial empire, 1894-1945, Princeton, Princeton Univ. Press, 1984.
  5. Gi-wook Shin, Michael Robinson (eds.), Colonial Modernity in Korea, Cambridge, Harvard University Press, 1999.